jeudi 10 décembre 2009

PREAMBULE



PREAMBULE



Ce récit commence en 1954, date de mon entrée dans le monde du travail. Je vous propose de parcourir ensemble les sentiers difficiles des années 50/60 et de cheminer dans ces chantiers navals qui ont tant influencé la vie nantaise jusqu’à leur fermeture dans le milieu des années 1980.

Ces années 50 /60 furent « riches » en évènements graves :Indochine ,Suez, l’Algérie et cette guerre interminable….riches aussi en luttes sociales : Nantes se souvient de ce grave conflit de 1955 qui nous apporta des avancées sociales importantes.

Mais au fait, que deviennent ces chantiers ? Ils sont voués à l’abandon et à la zone pour certains, ou transformés en espace de loisirs et de vie nocturne pour d’autres.

Bonne route au lecteur !






mercredi 9 décembre 2009

DUBIGEON CHANTENAY

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L’année 1954 s’étire lentement, trop lentement à mon goût. Une impatience, mêlée d’appréhension, ne me quitte guère depuis deux mois. Nous sommes en Août, et c’est une rentrée nouvelle qui se prépare : le monde du travail m’attend. Jusqu’alors, les rentrées se faisaient à l’école… là, c’est du sérieux.
Nantes, ville industrielle, m’offre de nombreuses possibilités d’embauche : métallurgie, navale, industrie agroalimentaire. C’est aussi une cité traversée par un superbe fleuve. Elle lui laisse au passage et depuis bien longtemps des navires qui sillonneront toutes les mers du monde. Je suis toujours fasciné par le spectacle de ces chantiers navals installés sur les deux rives. Ce fleuve a toujours été présent dans ma vie. N’a-t-il pas fait vivre mes grands-parents, habitant sur ses berges et vivant de ses poissons, de son gibier et du sable qu’ils retiraient de son lit. Leur existence était soumise aussi aux dangers de ses crues capricieuses.
Ses îles furent pour moi un terrain de jeux magique, où durant les journées de vacances, j’allais avec mes copains jouer aux indiens, braconner, voire affronter dans des guerres imaginaires les garçons de « l’autre école » (celle du diable)[1]. L’important pour nous, ce furent les bateaux des pécheurs, celui de mon père en particulier. Mes copains et moi, comme les « bracos », faisions des expéditions de pêche et aucun recoin de notre bout de rivière ne nous était étranger. Les plus poissonneux faisaient l’objet de visites fréquentes. Des bains accidentels accompagnaient fréquemment ces sorties. Le danger venait alors d’un retour à la maison avec des vêtements trempés. « Tu vas te noyer, tes copains sont fous ! .Pour moi, non, ils ne l’étaient pas, je faisais simplement avec eux, l’apprentissage de la liberté après ces douloureuses années de guerre.
Le jour vient de se lever, le mois de septembre est proche, et ce matin j’attends le passeur qui va me faire traverser vers ce chantier naval situé sur la rive nord de la Loire . Toutes mes images d’enfant sont là dans ma tête, et cette mini-traversée marque mon entrée dans le monde du travail. Ma vie de jeune se termine par ce passage symbolique, avec beaucoup d’émotion.

En face, les chantiers Dubigeon Chantenay commencent à s’animer. C’est l’embauche. Voilà le bateau qui arrive, pratiquement à vide, les traversées du matin mènent à leur travail les ouvriers du sud Loire. Ils vont travailler « de l’autre côté de l’eau », comme il se dit ici. C’est en effet là que bien des industries nantaises sont implantées : raffineries de Chantenay, conserveries Amieux, Compagnie nantaise de réparation navale avec son grand dock flottant, et bien sûr ce vieux chantier Dubigeon qui m’attend.
Mon emploi, ce sera du montage à bord avec les électriciens, sur des bateaux en armement après leur lancement.
C’est un beau rêve, je vais travailler dans « La Navale » ! Hélas, la réalité va être moins idéale en quelques temps.
Pour l’heure, nous embarquons rapidement. Plusieurs passages seront nécessaires pour faire traverser tout ce monde en attente sur le quai. Un petit peuple de travailleurs qui se lèvent tôt anime ces quais de Trentemoult. Certains, déjà en bleus de travail, portant musette en bandoulière, vont ainsi gagner quelques minutes sur leur passage au vestiaire. D’autres sont là sous le lampadaire, déchiffrant tant bien que mal le journal du matin. D’autres encore préfèreront un court séjour dans les café des quais, le temps de saluer quelques habitués et de descendre un « petit noir » ou parfois même un « petit blanc ».
Il est six heures trente, l’embauche c’est sept heures, le jour se lève sur la rue de la cale Crucy où nous débarquons. Les passagers se dispersent rapidement dans les rues de Chantenay. Ce vieux quartier de banlieue ouvrière de la ville est un endroit un peu mésestimé des nantais : trop de « prolos » la semaine, et vide le week-end. C’est le « Bas Chantenay », disent les citadins. Pourtant, quelle vie se dégage de ce quartier que je vois ce matin avec des yeux neufs
Mes bleus de travail sous le bras, je suis le courant humain qui gagne l’entrée principale du chantier .Anonyme parmi ces gens qui se connaissent et se congratulent, je suis impressionné un peu inquiet, mais au pied du mur. C’est aussi avec quelque fierté que je franchis la porte d’entrée. J’entre dans ce monde du travail, celui de mes parents, qui sera désormais le mien.


  

mardi 8 décembre 2009

Embauche



Passé le portail, ma surprise est grande, je suis de suite face aux deux cales de construction et de lancement. Vu de l’autre côté de la Loire, le lieu ne ressemble qu’à un amas de bâtiments, de grues, de ferrailles. On y distingue parfois quelques ouvriers tels des fourmis en bleu de travail, accompagnés par les éclats fugitif des soudures à l’arc ou d’une guirlande de feu s’échappant des tôles que l’on découpe au chalumeau. Mais là, que c’est grand, ordonné et vivant ! La rumeur du lieu, sortant du repos nocturne, s’amplifie. Des voix, des machines qui se mettent en marche…et brutalement, ce bruit insoutenable, tout proche d’un marteau pneumatique commençant son travail de chanfreinage ou de cet autre écrasant un rivet.
Je suis là, fasciné par cette immense étrave dressée sur la cale devant moi. C’était donc cette forme métallique rouillée qui te faisait rêver jusqu’alors ? On me parlait de ces lancements de navires aux chantiers, mais j’ai du mal à imaginer une telle masse glissant vers le fleuve.
Pour l’heure, au milieu de cette agitation, je tente de trouver la voie vers l’atelier qui sera le mien. Mon chef doit être averti de mon arrivée, où aller sinon ?
L’atelier est au rez-de-chaussée d’un bâtiment relativement neuf par rapport aux autres, qui eux semblent avoir été mis là au fur et à mesure du développement du site. Quelques ouvriers me précèdent, venant prendre leur poste. A l’entrée, un bureau vitré, il est là ! Le chef, en bleu de travail, coiffé d’un large béret basque, contemple sur un bureau couvert de plans le journal du jour.
« Vous êtes le nouvel embauché ? » me dit-il en guise de bonjour.
J’ai l’impression de le déranger dans sa lecture. C’est un homme d’âge incertain, le teint du visage terne, assombri par son large couvre-chef. J’ai devant moi, il me semble, une personne triste et taciturne. Il me salue sans un sourire et me confie de suite à un subordonné, qui vient d’entrer derrière moi, à charge pour lui de me guider vers le vestiaire, le bureau du personnel et le magasin d’outillage.
Le jour est maintenant levé et une belle journée de fin de vacances se prépare. En entrant dans ce vestiaire immense, je me sens un peu perdu dans les pas de mon guide. Il salue les uns et les autres et moi, « le bleu » je ne sais trop que faire de mes bras et de mon corps. Il va bien falloir cependant que je fasse ma place parmi tous ces travailleurs. L’atmosphère de ce grand vestiaire me surprend : les conversations des hommes, les portes des armoires métalliques qu’on ferme brutalement, l’odeur particulière des bleus de travail crasseux, la fumée des premières cigarettes de la journée. La sirène retentit brutalement et me ramène à la réalité: c’est l’heure de l’embauche. Allez, plus le temps de penser ! Mon guide m’attend, j’enfile mes vêtements de travail, ferme mon placard et direction le magasin. Le gardien est là, il va verrouiller les portes, personne ne doit rester dans les lieux pendant les heures de travail, ni les honnêtes gens, ni les voleurs éventuels.
Passage rapide au magasin d’outillage. La caisse à outils sur l’épaule, je suis bientôt de retour à l’atelier. Cette fois mon accompagnateur m’indique un établi qui sera le mien. Il me présente aux quelques collègues présents qui me dévisagent avec un œil amusé dans ma tenue toute propre et sentant bon le tissus neuf. Je ne ressens cependant ni ironie ni mauvaises intentions de leur part.
« Pour le moment, m’annonce « le sous-chef », on va au marronnier... Suis-moi. »
C’est quoi, le marronnier ? Je n’ai pas vu un tel arbre dans la cour…Je lui emboite le pas, un peu méfiant. Y a-t-il du bizutage dans l’air ? Pas de regards suspects autour de moi ?
« Voilà, me dit-il, c’est ici. Tu vois, cette grande armoire grillagée est fermée à clef par le patron à l’heure de l’embauche. A l’intérieur, tu y trouves accrochés aux clous, des « marrons », d’où ce nom qui avait l’air de te surprendre tout à l’heure. »
A l’intérieur, en effet, de grosses médailles en bronze portant des numéros différents. Les « marrons » restants représentent les personnes absentes, identifiées par leur numéro. Un pointage, principale occupation du patron à béret basque, est effectué à chaque embauche. Tout retardataire est donc obligé de faire ouvrir le marronnier. Il signale ainsi son arrivée tardive et sera de la sorte payé de sa demi-journée restante. Pratique dissuasive s’il en est une, pour le respect des horaires.
« Quand tu es au boulot, garde ton « marron » sur toi, c’est un peu lourd dans les poches. Certains le perdent dans les chiottes quand ils y vont, c’est embêtant, pas vrai ? »
Je dispose maintenant d’un vestiaire, d’une place dans le marronnier, et d’un poste de travail : un établi avec un étau et un grand tiroir me tendent les bras. Ce sera ici mon poste fixe entre les allées et venues à bord.
« Veille sur tes clous[2], ils ont la fâcheuse tendance à prendre la poudre d’escampette…Dans ta caisse, tu as des cadenas pour ton tiroir et ta caisse à outils. Tu vas y trouver aussi un jeu de dix jetons que t’a donné le magasinier. Tu n’as pas idée sans doute de leur utilité : ils te serviront à retirer au magasin d’outillage ce dont tu aurais besoin et qui n’est pas dans ta dotation d’outils. Pas exemple une meuleuse, une perceuse pneumatique, une baladeuse, un forêt de gros diamètre…etc. Compris ? Un clou c’est un jeton. »
« Compris ! »
Je ne vais cependant pas tarder à faire l’expérience de l’envol fréquent de ces outils ...
J’apprécie bien ce Roger, l’adjoint du chef d’atelier. Il a su me mettre à l’aise au cours de cette prise de contact avec le monde du travail.
« Installe-toi maintenant et dans un quart d’heure, je t’emmène à bord. On fera un tour de chantier pour que tu te rendes compte de ce qu’on fait ici. Tu feras aussi connaissance avec tes collègues, qui travaillent à bord et que tu n’as pu voir à l’atelier.
Il est bientôt dix heures quand Roger sort de son bureau, la moustache encore garnie de quelques miettes de pain.
« Le casse-croûte est de tradition, il est toléré, me dit-il. Les matinées sont longues, le travail est parfois dur, une petite pause sur place redonne des forces. Ce qu’on ne veut pas, c’est la bibine et la rasette[3]. »
Commence alors un « tour du propriétaire » avec quelques arrêts « poignées de main ».
Le chantier dispose de quatre cales de lancement par l’arrière. Il est spécialisé dans la construction de navires de taille moyenne : petits cargos, chalutiers, sous-marins et petits navires pour la Royale[4]. Et bien sûr, il a construit nombre de grands voiliers. Le BELEM en est le plus célèbre.
Je découvrirai par la suite, en extrémité amont du chantier, une cale de lancement par le travers. Elle n’est plus utilisée depuis bien longtemps : cette technique de lancement par le côté, parallèlement au lit du fleuve, a été abandonnée depuis longtemps.
« Tiens, me dit Roger, tu as de la chance, il va y avoir un lancement dans peu de temps. Tu vois sur cette cale, le « Polynésie » doit être mis à l’eau dans quelques semaines. Tu pourras profiter du spectacle. Je suppose que ce sera la première fois que tu le verras de si près. C’est aussi le plus grand bateau construit ici. Et puis pas mal non plus, une petite prime pour l’occasion …ça aide à faire bouillir la marmite »

dimanche 6 décembre 2009

Dur Travail à Bord



Notre périple se termine au quai d’armement. Y règne une animation intense : deux petits navires militaires sont là, bord à bord, en finition.
« Ce sont des patrouilleurs, me dit Roger. Il y a beaucoup de travail pour nous, ils sont pleins d’électronique et à l’intérieur une véritable toile d’araignée de câbles électriques est à installer. C’est très exigu, tu vas voir. »
En effet, ces bateaux sont courts : une cinquantaine de mètres, et étroits. Construits pour aller vite, ils sont équipés de moteurs diesels puissants. Les ponts sont encombrés de matériel hétéroclite : manches d’évacuation des ventilateurs, boyaux d’air comprimé, câbles électriques, caisses à outils… Encombrés aussi par des hommes occupés à meuler, à peindre, à souder.
« On descend, me dit mon compagnon, ça se passe à l’intérieur. »
Nous empruntons un panneau de pont par lequel descendent une échelle, ainsi que tous ces fils, câbles, tuyaux qui encombraient le pont. Nos pieds cherchent les barreaux parmi tout ce matériel. En bas, c’est un petit enfer: local étroit, bas, empoussiéré, bruyant et sombre. Bruits de voix, de meules et de marteaux contre cette coque qui résonne à me faire mal aux tympans.
« Voilà, suis-moi, je cherche les gars, ils sont quelque part dans le coin. »
Effectivement, il tape sur l’épaule d’un ouvrier accroupi devant une armoire électrique. S’éclairant avec une baladeuse, il est occupé à ses branchements électriques et n’a pu nous voir arriver.
« C’est ton « matelot » lui crie t il à l’oreille, comme on n’est pas en avance sur ce chantier, il t’aidera à finir rapidement ici. Il faut absolument tenir les délais, la Marine[5] fait une inspection générale en fin de mois. »
Il est courant aux Chantiers de travailler ainsi, en double : un professionnel expérimenté avec un débutant ou un manœuvre. C’est mon cas ! Je serai le « matelot » de Raymond, et pour moi, Raymond sera mon « matelot ». Sur ce chantier, pas de hiérarchie dans le tandem, sinon celle de l’expérience.
Roger continuant sa tournée à bord, mon matelot me raccompagne à l’atelier, nous y serons plus au calme pour parler un peu et prendre connaissance du travail que nous aurons à faire ensemble.
« Il faut que tu saches, me dit il, qu’on a un chantier bien déterminé à faire. Par exemple : le câblage de l’armoire que tu viens de voir. Un temps est alloué pour cette tâche. Suivant les heures passées sur celle-ci, un pourcentage de boni est calculé : il peut être nul si on n’est pas assez rapide, si le temps alloué est mal évalué ou si on a eu des difficultés de réalisation. Alors, vois-tu, il faut retrousser tes manches. C’est ainsi, c’est la carotte, on fait avec et je pense qu’on n’a pas fini d’en bouffer de la carotte… »
Notre salaire est ainsi soumis pour le tiers environ aux aléas du boni. Personnellement, je vis toujours chez mes parents et ma sécurité matérielle est assurée. Ce n’est pas le cas de tous ces collègues que je vois autour de moi, qui ont certainement des enfants à nourrir
« Voilà, me dit mon matelot, ton travail va être ici pendant quelques jours. Il y a des ferrures pour la fixation des câbles à faire; il faudra ensuite les poser à bord, ensuite on passera les câbles. » Il en sera ainsi pour quelques journées : un travail fastidieux, heureusement agrémenté par la bonne humeur de mes jeunes collègues de l’atelier. La journée ordinaire est coupée par la pause déjeuner, on aime se retrouver avec quelques collègues dans un petit bistrot-restaurant tout proche. Le repas n’y est pas cher, l’ambiance est sympa, mais reste malgré tout un peu « chantier ». Le service terminé, quelque temps reste encore disponible. C’est l’heure du café. Nous le prenons dans la salle voisine. Immanquablement, nous y retrouvons Marcel. Lui, il a sa gamelle, il la préfère à celle du restau.
Nous sommes aujourd’hui en novembre, la Toussaint 54 est derrière nous depuis peu, Il me fait part, ainsi qu’à quelques jeunes avec qui je tape la belote, de ses inquiétudes.
« Nous venons de quitter l’Indochine, pas glorieusement, en juillet. Et voilà que l’Algérie entre en rébellion. C’est le même scénario qui se répète, et ça nous inquiète au syndicat. »
Plus soucieux de m’adapter à un travail pénible qu’à suivre ces évènements lointains, j’y prête peu d’attention. Et pourtant !….
Les conditions de travail sont difficiles pour moi. Plus habitué au rythme scolaire, je peine à soutenir ces quarante-huit heures par semaine d’un travail très physique.
Ce navire sur lequel nous travaillons est de petite taille, et nous devons pour ainsi dire y faire notre place pour accomplir notre tâche. L’éclairage y est sommaire, et nous avons souvent besoin d’une « baladeuse ». Cet engin rustique est fait comme une cage à oiseaux circulaire toute métallique, l’oiseau au milieu étant l’ampoule électrique. Le grand câble qui l’alimente est raccordé à un boîtier en bois équipé des bornes d’alimentation sommaires. Il est installé sur le pont et ouvert à tous les vents. C’est au plus malin de se débrouiller pour trouver des bornes disponibles, ainsi le plus malin des malins débranchera tout bonnement celles qui lui conviennent le mieux, provoquant à l’étage inférieur les hurlements du collègue, soudain dans l’obscurité. La sécurité de cette installation me semble d’un autre âge !
C’est ainsi qu’au cours de son travail mon matelot, empoignant la baladeuse à pleines mains, est resté « collé » , comme paralysé sur la surface métallique où il était assis. Présence d’esprit d’un voisin, le tirant brutalement par le fil, entraînant la baladeuse et le libérant de sa fâcheuse position. C’est une bonne leçon de sécurité pour nous tous.
« Il va falloir retrousser vos manches ce matin. » nous annonce à l’embauche le chef. « On passe la ceinture magnétique du bateau. »
En fait, c’est un gros câble, de la taille de mon poignet, assez rigide et protégé par une tresse métallique. Celle ci nous rappellera de temps en temps à l’ordre si nous ne mettons pas nos gants de protection. Ce câble d’un seul tenant doit traverser les multiples cloisons que comporte le navire. Chaque traversée se fait au travers d’un presse-étoupe qu’il faudra par la suite rendre étanche. Un homme de chaque côté de la cloison aide au passage correct pendant toute la manœuvre. Communication interne habituelle : à la voix, disons plutôt à la « gueulante » pour plus d’efficacité. Je ne suis là qu’un maillon de cette chaîne qu’on ne peut interrompre sans ordre
« Alors, souque, matelot, et surtout ne mollis pas tant qu’on ne t’en a pas donné l’ordre. »
Arc-bouté les deux pieds sur la cloison, je ne sens plus mes bras et mon dos à force de tirer ce maudit câble…
Dure, la vie à bord !
Début d’après-midi, c’est fini.
« Viens, me dit mon matelot, on va débarquer le touret. »
Le touret, c’est cette énorme bobine où était enroulé ce foutu câble. Désormais vide, il s’agit de le déposer sur le quai pour le retourner au magasin.


D’un coup de sifflet strident, il attire l’attention du grutier perché tout là-haut dans la nacelle de son Titan[6].

Il s’agit de se faire repérer en agitant les bras pour situer le lieu de l’intervention demandée. Va commencer maintenant une opération de précision qui nécessite un langage codé que je découvre aujourd’hui : fait de mouvements des bras, des mains et des doigts. Ce langage gestuel très précis est compris de tous. Raymond va ainsi faire descendre des élingues suspendues aux crochets de la grue, avec une précision remarquable. J’admire cette communication du bas vers le ciel, que nous ne pouvons regarder, trop occupés à saisir les élingues pour qu’elles ne heurtent personnes.
Bientôt, il me faudra, comme le fait mon matelot, maîtriser ces opérations qui sont notre lot quotidien de communication avec cet homme, invisible dans sa cabine tout là-haut.

vendredi 4 décembre 2009

Prise de Conscience


L’hiver approche. Le travail à bord est de plus en plus pénible. Du fait de l’avancement des aménagements, les endroits où nous intervenons sont devenus de vrais capharnaüms. C’est l’urgence partout. Les travaux faits par certains sont parfois endommagés par d’autres. Ainsi, ce matin, un peintre est envoyé dans le local où je suis installé. C’est un petit homme simple (bossu de surcroît) mais plutôt bavard et rieur. Il se promène un peu partout, un vieux seau vide d’où débordent pinceaux, pelle à déchets, brosses, chiffons d’un côté et un pot de peinture de l’autre. Il est connu comme le loup blanc, et en joue à sa façon, recevant avec humour les plaisanteries parfois lourdes dont sa bosse fait l’objet. Pour lui, pas de pression, même si les essais approchent et que le bateau doit être propre. Quant à nous, il faut que le compartiment où nous sommes soit étanche : on y envoie de l’air sous pression. Aucune fuite n’est tolérée vers les compartiments adjacents. Tous les presse-étoupe sont alors vérifiés avec de l’eau savonneuse. Ceux qui ont des bulles sont marqués pour être refaits ultérieurement. Tâche fastidieuse et parfois acrobatique où il faut parfois se transformer en homme-serpent.
Pour l’heure, c’est le casse-croûte. Quelques uns se rassemblent autour de notre petit bossu. Il a laissé son pot de peinture ouvert au pied de la cloison sur laquelle il travaille. Chacun sort son sandwich et les discussions s’engagent, accompagnées des plaisanteries habituelles.
Dans le poste voisin, derrière la cloison toute propre de sa peinture récente, un soudeur est au travail. Il réalise consciencieusement son cordon de soudure sans se préoccuper de ce qui se passe de l’autre côté. La belle couche de peinture, brûlée par cette soudure, laisse choir dans le pot de peinture abandonné quelques écailles en feu… Celui-ci a le temps de s’enflammer complètement avant que nous entendions crier « au feu ! ». Voilà notre petit bossu pris de panique, il bondit sur son pot de peinture au risque de se brûler et sous nos yeux, file à droite, file à gauche, cherchant là une sortie où il pourra se débarrasser de son brasier dans la Loire. Au passage, mon matelot l’arrête dans sa course indécise, lui prend son brûlot, le pose au sol, le recouvre d’un morceau de contre-plaqué qui traînait près de lui. Plus de feu, plus de flamme… Il n’y aura pas le feu à bord, et notre petit bossu ne sera pas le saboteur d’un navire de la Royale. Les bras lui tombent devant la simplicité du geste, et nous rions de bon cœur.
Les jours qui vont suivre seront moins drôles. Le bateau est loin d’être prêt à prendre le large, et la date de livraison se rapproche inexorablement. Un travail de nuit nous est proposé, ce qui me déplaît fortement, et je refuse spontanément cette offre.
C’est pour moi l'occasion de prendre conscience que ce poste ne me convient pas vraiment, et que nous


sommes utilisés sans ménagements… En six mois, je n’ai fait que du travail de manœuvre, très physique, insalubre, voire dangereux. Aucune acquisition professionnelle sérieuse, et l’avenir me semble bouché. Je ne peux rester ainsi après quatre années d’études techniques. Je risque de perdre mes connaissances acquises. Mes parents aux modestes revenus ont eu beaucoup de peine à financer mes études. Cette école privée, « de bonne réputation », où ils avaient décidé de m’envoyer n’accueillait pas d’ordinaire de fils d’ouvrier. Il a fallu, je crois, quelques soutiens familiaux pour financer l’opération.
Je soupçonne que de leur côté, ils sont un peu déçus de ce travail qui ne répond pas à leurs attentes.
« Travaille à l’école, me disait ma mère, pour ne pas rester un ouvrier comme ton père. On gagne mal sa vie. Tu vois, je suis obligée de faire des ménages chez les riches pour qu’on puisse vivre correctement. »
J’ai cependant toujours estimé que le travail en usine était la seule voie possible. J’avais également pensé être dessinateur industriel dans un bureau d’études. J’y avais d’ailleurs été encouragé par mes professeurs et par mon père. N’y avait-il pas aussi ce bulletin du dernier trimestre disant que l’élève avait des dispositions pour ce métier ?
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Refus donc du travail de nuit, mais sans trop de conséquences. D’autres, volontaires, se pressent, attirés par le surcroît de salaire.
Ce matin, c’est jour de lancement, une première pour moi. Roger, dés l’embauche, me demande de rejoindre les collègues déjà sur le site. L’heure H est prévue pour 15 heures. C’est ce navire que j’avais découvert le jour de l’embauche, tout rouillé et envahi d’échafaudages. Aujourd’hui, il est tout beau, peint depuis peu, et des pavillons le décorent. Des ouvriers s’affairent pour les derniers préparatifs avant que les invités n’arrivent. Je rejoins donc mes collègues, qui pour certains sont venus très tôt. Il s’agit d’enlever les étais, ces pièces de bois qui sont arc-boutées sous la coque et sur les bordés. Elles ont maintenu très stable le bateau durant sa construction. Maintenant, elles sont devenues inutiles. Il est à souhaiter que tout a été bien calculé et bien équilibré pour que les opérations qui vont suivre se déroulent sans souci. Accroupi sous la coque, nous devons enlever simultanément les étais bâbord et tribord. Cela se fait à force coups de masses et d’ordres brefs. Je suis « écrasé », impressionné par cette masse au-dessus de moi. Et si elle venait à basculer ?
Fin de journée. Le navire est à quai, bien dans son élément. Il a glissé tranquillement sur sa cale de lancement, emmenant sur l’étrave les morceaux de la bouteille de champagne qui l’a baptisé. Il s’est arrêté où il convenait, sous les acclamations de la foule venue pour l’assister. Les sirènes des bateaux dans le port ont salué le petit nouveau, les remorqueurs l’ont pris en charge. Tout va bien pour lui et pour nous. C’est une belle œuvre collective qu’il reste à achever[7].
Une annonce dans la presse locale attire mon attention : les Chantiers de la Loire recrutent de jeunes dessinateurs.
« Voilà ce qu’il te faut », me dit-on à la maison.
Bien sûr que je vais la faire, cette lettre de candidature





mercredi 2 décembre 2009

Fin de Chantier

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Il fait froid ce matin, il est vrai, nous sommes en février. Il faut bien se couvrir sous le bleu de travail pour ne pas se geler. Les uns comme les autres, nous avons enfilé, par-dessus tout cela, qui une parka, qui une canadienne, qui une vieille veste. C’est mon cas. Le bateau va partir dans quelques jours, tout le monde est sur le pont et on commence à voir quelques militaires en tenue de travail, venus se familiariser avec leur bateau avant son départ. Ils sont là parmi nous et participent à la pagaïe du bord. Il nous reste tant de choses à terminer avant l’appareillage ! Ce bateau est aussi en ce moment le domaine des balayeurs et des peintres. On en voit sortir de tous les recoins. Une image me restera longtemps en mémoire : celle de ce peintre qui, précédé de son matériel s’extrait des ballasts au travers d’un trou d’homme[8]. Ce n’est plus un homme, lui, mais plutôt un extra-terrestre, une sorte de zombie couvert de peinture et de poussière. Seul les yeux ressemblent encore à ceux d’un être vivant. Il a du ramper pour accéder à ces endroits où personne ne va afin de les décaper, nettoyer et peindre.
« Qui peut accepter de faire ce boulot ? » demandais-je à mon matelot.
« Le chantier confie ce travail infâme à un sous-traitant local. Les gars qui acceptent ces tâches reçoivent des salaires beaucoup plus élevés que les nôtres. Mais tu vois leurs conditions de travail ! »
Effectivement, je suis surpris, ce n’est pas l’image idyllique que je me faisais du travail à bord.
Ma démission vient d’être envoyée, et mon départ est prévu pour le vingt-cinq février. Une semaine de préavis, le temps de prévenir les collègues, l’équipe du midi et notre « petit pape ». Quelques verres seront nécessaires pour marquer ce départ si lointain… sur l’autre rive du fleuve. Le temps aussi de voir ce bateau sur lequel j’ai fait mes « premières armes » quitter le quai par ses propres moyens. Eh bien non ! Il est parti sans tambour ni trompette à la marée du soir, emportant ma vieille veste restée à bord et mes souvenirs de jeune ouvrier.
                                                                                                       
Certificat de travail

   






samedi 28 novembre 2009

UN DEMI- SIECLE APRES


C’est avec quelque émotion que je me joins à la visite organisée par l’association « Entreprises et patrimoine industriel ». Il fait beau cet après-midi d’automne, et le rendez-vous donné dans la rue de la Cale Crucy a attiré de nombreux nantais, curieux de faire revivre dans leur imagination la vie industrielle de ce vieux quartier nantais du Bas Chantenay.



Cale Crucy ! Voilà un lieu qui parle à ma mémoire : n’est-ce pas ici, il y a bien des années, que débarquait du « Roquiot » un jeune homme de dix-neuf ans pour sa première journée de travail ?

Nous y sommes de nouveau, mais il n’y a plus d’embarcadère. D’ailleurs, à quoi bon desservir un quartier qui a aussi peu de tissu industriel ? Il est vrai également, en 2009, qu’il y a des ponts, des routes, des transports en commun, et aussi énormément de voitures. Je suis accompagné de mon épouse, Anne, qui découvre ce quartier perdu que nous avions cependant souvent observé de l’autre rive. Nous écoutons attentivement l’histoire de la construction navale à Nantes relatée par un orateur talentueux et convaincant. Histoire complètement intégrée à celle  de la ville, et qu’il est bon de temps à autre de se rappeler par-delà les nefs, l’éléphant et autres animations parfois bien agréables.

Petit parcours historique du quartier, commenté également par deux anciens ouvriers de Dubigeon, puisque c’est bien de ce chantier qu’il s’agit.

En montant la rue, première halte : une grille fermée. Derrière celle-ci, des bureaux : ceux des Chantiers établis là devant un grand sleepway qui servait autrefois à remonter sur une pente les navires en carénage.

Aujourd’hui, ironie du sort, se trouvent à cet emplacement les bureaux de « Pôle Emploi ». Il est vrai que ce quartier industriel a été démantelé dans les années soixante-soixante-dix. La tâche est rude : Dubigeon, la raffinerie de Chantenay, les conserves Amieux, la brasserie de La Meuse… tous disparus.

Nous verrons plus loin, à travers d’autres grilles, des hangars industriels qui survivent sur le site. Nous ne pourrons y entrer pour admirer les deux cales qui subsistent. C’est là que se construisaient les sous-marins devenus la spécialité de Dubigeon.

Nous ne verrons pas non plus la grande salle de traçage, située au deuxième étage d’un bâtiment existant encore entre les deux cales.

 Il faut sauver la salle de traçage, et son immense plancher où les plans étaient transformés  en gabarits. Elle reste unique en France » nous informe notre guide. Mais qui va la sauver ?

Face à toutes ces grilles fermées, quels vestiges allons-nous voir, toucher, photographier ?

Grille suivante : l’ancienne entrée, celle que j’empruntais chaque jour : fermée elle aussi. On y retrouve les anciens vestiaires, pour partie entretenus et réservés à d’autres usages qu’à l’accueil des ouvriers. Plus de poste de gardiennage, mais enfin, là, je commence à me situer. Malgré tout, je suis las de ne voir que des prtes fermées. La leçon d’histoire était intéressante, mais nous ne  sommes pas venus pour voir des murs d’enceintes et des portails clos.

Un peu tristes et déçus, nous commençons à envisager le pire : un parcours touristique dans ce vieux quartier où ne subsistent que quelques entrepôts et bistrots pour la plupart fermés en cet après-midi dominical.

Suis-je donc si vieux, que je ne puis situer ce petit café-restau où nous tapions le carton le midi ? Plus de souvenirs, a-t-il été sacrifié à la circulation automobile, est-ce cet emplacement servant de parking ?

Qu’importe, nos accompagnateurs nous annoncent l’ouverture des grilles suivantes, celles  de ce petit chantier qui occupe la moitié des anciens chantiers Dubigeon.

Bravo ! Place à la visite, aux souvenirs, à la nostalgie peut-être, nostalgie d’une jeunesse disparue et d’un lieu de vie et de paix que je vais redécouvrir.

Une bonne centaine de visiteurs se presse à l’entrée. Sans hâte, nous avançons. Voilà. Il est là ce château d’eau, je l’avais oublié  dans le paysage. Ce fut le point de rassemblement lors des prises de paroles des délégués syndicaux. Le guide nous dit : « C’est là-haut, sur la plate-forme, que les tribuns syndicaux haranguaient la foule ». C’est du moins ce que rapporte l’histoire, mais ce château d’eau était tout simplement un point de ralliement.

Chaque entreprise avait son lieu de rassemblement, il en est ainsi du blockhaus des Chantiers Nantais.

Au pied de cette construction, j’observe le vieillissement de l’ouvrage : du béton, des échelles, des tuyauteries. Il est vrai qu’il est inutilisé depuis si longtemps ! Il servait à stocker l’eau de la Loire pour l’usage des vestiaires. La légende dit aussi qu’en période de remontée des civelles en Loire à la saison, il en sortait au robinet.


Le paysage qui s’offre à nous est triste à en pleurer… Alors pleurons sur cet amas de bateaux de plaisance stockés là en vue d’hypothétiques restaurations ou entretien.


Sur cet amas de ferraille, de réservoirs, de palettes, de bobines, de remorques et de vieux bâtiments délabrés, voire dangereux. Une friche industrielle dont nous allons explorer tous les recoins pour essayer de retrouver le fil de cette histoire de jeunesse.

D’abord les cales… celles qui m’avaient si fortement impressionnées lors de mon premier jour de travail, avec les étraves pointées vers le ciel.

La cale numéro 1 a été frangée pour permettre le passage vers le terre-plein qui la longe, près de la cale numéro 2. Seule reste donc sa partie haute, surmontée de grillage, de ferrailles et d’herbes folles. Mais où est donc la cale numéro 2, celle où a été construit le fameux voilier « Bélem » ? « Ne cherchez pas, elle a été comblée, nous dit un habitué des lieux ». Un comble ! Tout est arasé…

Parmi tous ces bâtiments, dont certains sont si vétustes, je ne parviens pas à identifier lequel était mon atelier. C’est là-bas, au premier étage, m’indique un de nos guides, qui a longuement travaillé sur les lieux. Effectivement, nous étions  sous les toits, mais il ne faisait pas plus froid ici qu’à bord.



Dans cette zone, un repère : la grande grue « Paris »
 Construite en 1950 par les établissements Paris à Chantenay. Ils sont toujours en activité., elle veille sur toute cette friche. C’est une grande dame, presque sexagénaire. Cependant, elle est très marquée par les ans, car on a cessé d’en prendre soin et de l’entretenir.


Alors elle se meure. Il est plus que temps de la requinquer :
 Il faut sauver la grue Paris de toute urgence.

Au pied de cette grande bestiole que seuls peuvent admirer les habitants de Trentemoult sur l’autre rive, loin du groupe de visiteurs, j’erre à la recherche de souvenirs. Ah oui, le quai d’armement est au pied de cette grue. D’ailleurs, on y retrouve encore les canalisations d’air comprimé toutes rouillées où nous venions brancher nos « boyaux ». Il me semble aussi encore entendre l’avertisseur qui tintait en accompagnant les déplacements de la grue et les ordres criés au grutier perché tout là-haut dans sa cabine, ainsi que les bruits caractéristiques d’un chantier en activité. Mais non, tu rêves, il n’y a plus rien ! Des détritus, des ferrailles, des herbes folles… ne subsiste que cet immense dépotoir qui a été laissé là par des gens insouciants et désordonnés.

Mais avançons encore… La visite solitaire se poursuit, vers ce bout de quai tant de fois parcouru. Là, c’était le domaine des petits navires et des sous-marins : les cales numéro 3 et 4
 L’une de ces cales sera couverte par un grand bâtiment qui sera transféré plus tard sur une des cales du Chantier de la Loire. sont intactes. Seulement envahies par la vase du fleuve qui a apporté des arbres et une végétation aquatique. Surprise d’y découvrir, échoué, l’embarcadère de la rue de la Cale Crucy : une pièce de musée abandonnée là, au pied du bâtiment de la salle de traçage.




Il faut sauver l’embarcadère des Roquiots.






Voilà, c’est la fin de la visite. Après quelque errance sur ces lieux de souvenir,nous revenons à la réalité.
   La soirée est belle, le courant de flot de la Loire montante est puissant au pied de la vieille grue.


La volonté des Nantais sera-t-elle assez puissante, elle, pour sauver ce patrimoine de la folie des hommes et de leur besoin de bâtir ?





Je ne peux refermer cette page de souvenirs sans évoquer ce couplet de la chanson d’Aznavour : La Bohême




" Quand au hasard des jours
Je m'en vais faire un tour
A mon ancienne adresse
Je ne reconnais plus
Ni les murs, ni les rues
Qui ont vu ma jeunesse
En haut d'un escalier
Je cherche l'atelier
Dont plus rien ne subsiste
Dans son nouveau décor
Montmartre semble triste
Et les lilas sont morts".       
             

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                        Jean-Claude DOUSSIN, le 18 octobre 2009

vendredi 27 novembre 2009

Les Chantiers de la Loire


En réalité, le site des chantiers n’est pas situé sur l’autre rive mais sur l’Ile de la prairie aux ducs . De la pointe de l’ancienne ile Ste Anne toute proche, où se situe le port de commerce (quai Wilson et hangars à bananes), on voit très bien les Chantiers Dubigeon-Chantenay et le grand dock flottant de la compagnie nantaise de réparation navale. Mon déplacement n’aura pas pris l’allure d’une expédition lointaine.

Cependant, en ce début de printemps, l’accès à cette ile est difficile : un seul pont venant de la rive sud, celui de Pirmil , permet le passage du fleuve. Pour les banlieusards sébastiennais que nous sommes, peu de transports en commun : pas de bus ni de tramway, les cars Drouin desservent plus ou moins bien la cité. Le recours au vélo, moto ou cyclomoteur s’impose. Autre cause de nos soucis de circulation : les trains qui desservent la gare de l’Etat près des chantiers. Les passages à niveaux jalonnent le parcours des voies ferrées sont autant d’obstacles à franchir pour arriver au travail avant la fermeture des marronniers. Maudits trains, souvent d’une longueur invraisemblable, circulant au ralenti devant les files d’attentes stationnées de chaque côté des barrières !
Tous ces obstacles franchis, je me présente ce matin pour une première journée de travail, et je suis un peu inquiet. Lors de l’entretien d’accueil, l’ingénieur en chef qui m’a recruté me fait un bref historique des chantiers, me rappelle entre autres qu’ils existent depuis 1881, et que j’entre donc dans une grande entreprise nantaise, que les Chantiers Dubigeon ont été rachetés par les Chantiers de la Loire en 1914 et qu’ainsi, il me faut plutôt voir cette embauche comme une mutation avec maintien des avantages acquis.
J’ignore alors que les chantiers navals, nombreux en France en 1955, ont des perspectives d’avenir plutôt sombres. Cela ne fera que se confirmer par la suite, et c’est ainsi que les Chantiers de la Loire s’appellent désormais Loire-Normandie : fusion des Chantiers de la Loire et des chantiers Grand Quevilly.
Alors, va pour Loire-Normandie, mais pour les nantais, ce sera toujours « la Loire »!





1955, l’année de mes vingt ans, j’entre donc dans un monde différent à bien des égards. Le chantier lui-même est beaucoup plus étendu, les navires en construction me paraissent immenses. L’équipement de travail qui m’accompagne est lui aussi bien différent : une boîte de compas, crayons, gommes… et une blouse grise achetée pour l’occasion. C’est un véritable changement que représente cette blouse: travail plus propre, moins physique, et cerise sur le gâteau, un statut de « mensuel », ce qui veut dire : adieu le boni et les temps alloués, un salaire garanti, une convention plus avantageuse. Un lieu de travail plus agréable et moins glacial, enfumé par les cigarettes des collègues, et non plus par les soudeurs.
Une promotion, en somme, avec un travail plus conforme à ce que je souhaitais et bien sûr à ce que souhaitaient aussi mes parents. C’est important, n’est-ce pas?
Passage au bureau du personnel, puis direction ces grands bureaux que j’ai entrevus lors de mon entretien préalable. Le bureau de dessin, lui, m’est totalement inconnu. D’entrée, il me paraît immense. Vais-je y trouver une place ? Deux chefs, dans ce petit bureau, me reçoivent : un grand maigre et un petit gros. Pour l’heure, je ne suis pas suffisamment décontracté pour trouver les personnages amusants. C’est le grand qui me reçoit, j’en déduis que c’est aussi le grand chef. Plutôt timide, ce grand monsieur, mais agréable. Quelques questions techniques sur mes acquis, et de suite un tour rapide de bureau. Poignées de mains, quelques mots de présentation aux collègues, et direction le local « archives » où officie une brave dame, d’un âge avancé par rapport au mien, bien sûr. Une autre femme plus jeune, elle, est dessinatrice et sera une de mes collègues. C’est peu courant il est vrai, dans ces milieux masculins, qu’une femme ose ces métiers très techniques.
Mon grand chef semble pressé de terminer sa tournée et me confie de suite à un collègue qui est chargé de m’installer et de me trouver une table à dessin, un vestiaire et du matériel de travail. Je crois que je ne pouvais trouver mieux pour cette installation : c’est François. Il me prend en charge avec une grande simplicité. Il va me guider jour après jour dans un monde d’une cinquantaine de collègues faits de groupes qui se retrouvent autour d’un travail commun, mais aussi avec des affinités d’âge, de loisirs, d’origines professionnelles : il y a ceux qui sont issus des ateliers (cours du soir), ceux qui viennent des écoles professionnelles (Livet, La Joliverie etc…) et ceux qui viennent de «la crèche» .
Deux bureaux de dessin aux Chantiers : un pour l’étude et le tracé de la structure du navire : le bureau « coque » et un pour les aménagements mécaniques et propulsion : le bureau « machines » où je travaille. Les liaisons entre ces deux bureaux sont fréquentes, mais se situent à un niveau hiérarchique plus élevé et restent pour moi exceptionnelles.
La complexité du travail me semble énorme mais pas insurmontable, puisque je suis embauché au plus bas niveau de l’échelle professionnelle : dessinateur exécution. C’est ainsi que je vais me familiariser petit à petit avec ces termes techniques propres à la navale : un carlinguage, un surbau, une membrure, un ballast… Me familiariser aussi avec des tâches qui désormais ne seront plus des exercices d’école mais engageront ma responsabilité et celle de mes collègues. Me familiariser également avec la vie interne de toutes ces petites équipes de travail hiérarchisées, parfois antagonistes mais jamais dépourvues d’humour, bien heureusement.
Les hommes, puisqu’ils sont les seuls pour ainsi dire dans cet univers, m’intéressent particulièrement, et j’observe attentivement tout ce petit monde qui vit sous mon regard.
Il y a :
Les hiérarchiques : les grands chefs, ingénieurs et vieux autodidactes qui jouent de leur expérience, les petits chefs font de même, ils sont là depuis toujours….

Les indépendants: on ne leur confie généralement qu’une tâche et ils ne travaillent qu’en solitaires. Ils peuvent la faire durer, durer : c’est leur fond de commerce ils ne donnent d’informations à personne et d’ailleurs on ne me demande rien. Ils sont là depuis si longtemps….Il arrive parfois que cette situation soit l’occasion d’un isolement ennuyeux. Témoin ce collègue qui égaie sa journée de travail de conversations solitaires avec le tuyau de chauffage central, la cigarette aux lèvres s’agitant au rythme de son discours. Pour lui la débauche du soir fait toujours l’objet d’un cérémonial que nous suivons discrètement du vestiaire: changement de lunettes, contrôle de la fermeture des tiroirs, bouchon bien en place sur la bouteille d’encre et pour terminer, un petit discours à son tuyau, plus ou mon virulent en fonction de l’ambiance de la journée.

Les peinards: ils sont toujours occupés…mais passent beaucoup de temps à « réfléchir, à penser » Ils ne sont pas ennemis d’une petite sieste discrète. C’est ce qui a fait dire à un des chefs à ce propos « l’ennui avec les dessinateurs c’est qu’on ne sait pas s’ils dorment ou s’ils réfléchissent ! » Toutefois une approche prudente est de rigueur durant ces temps calmes pour éviter un réveil brutal.

Les voyageurs : Eux, passent beaucoup de temps dans les ateliers, les magasins, à bord et aussi sur les « routes » .Vue l’étendue du chantier, on peut imaginer un entrepôt proche d’un bistrot qui favorise une petite pause casse-croûte accompagnée d’un petit verre de blanc. Ces collègues sont ceux que je connais le moins et ce sont aussi souvent des indépendants, on ne les approche que rarement en dehors du vestiaire.

Les sociaux : c’est ceux que j’apprécie le mieux, surtout en raison de la facilité des rapports qu’on parvient à établir. Issus de milieux « bien pensants » ou laïques, mais la plupart du temps du monde syndical ( C.F.T.C. en général, car le monde des cols blancs n’est pas très revendicatif ni révolutionnaire). Mais cependant, nous sommes en 1955 et l’orage gronde… On recrute sous le manteau.

Les jeunes recrues : C’est la catégorie dont je fais bien entendu partie. Nous venons pour la plupart des écoles cathos de la région (La Joliverie, Saint Jean Baptiste de la Salle…) probablement une fantaisie saisonnière du recruteur car il y a dans la tranche d’âge supérieure beaucoup d’anciens de Livet et autres établissements laïques nantais.

Enfin, je crois que, malgré tout, ce petit monde vit bien ensemble et je n’ai jamais été témoin d’accrocs à la bonne entente générale.
On m’a installé quasiment au centre de cette grande salle, à bonne distance des fenêtres, leur proximité étant réservée aux plus anciens. Ce sera donc de la lumière artificielle.
On m’installe une grande table à dessin sur deux tréteaux. Les quelques tables modernes, verticales, sont réservées aux plus anciens et à ceux qui ont des études et des traçages difficiles à réaliser. Quand à moi, je ferai parfois l’acrobate sur un petit banc pour dessiner en haut de ma planche. Mon environnement est fait de personnages divers et curieux.
François, bien sûr, est à proximité et me « couve » pour le moment. Nous sympathisons d’autant que nous nous sommes retrouvés des relations communes et que de temps à autre je lui ai avoué que je faisais en fraude l’escalade du cerisier de son jardin à la bonne saison.

A ma droite, Maurice, avec qui je travaille aussi de temps à autre : personnage curieux, ancien marin de la marchande, il est arrivé là on ne sait pourquoi. Une allure d’homme battu, timide, les épaules basses, il n’ose prononcer un mot plus haut que l’autre. Il est d’une gentillesse à toute épreuve. Sa particularité : il s’endort à tout moment, assis et même debout. De quelle maladie souffre-t-il ? Certaines mauvaises langues disent qu’il aurait été victime de la mouche tsé-tsé lors de ses navigations lointaines.
Derrière moi, Joseph. Curieux lui aussi. Un ancien de la marchande et de l’école d’hydrographie, je crois. Taciturne et silencieux, il semble que son cerveau soit en activité constante, ce qui lui donne des airs de penseur perpétuel. Joseph qui est d’une grande compétence, n’est sans doute pas utilisée à sa juste valeur. Nous n’aurons pas l’occasion de travailler ensemble. Dommage, j’aurais probablement beaucoup appris à son contact.
Autre proximité agréable : Yves, un breton portant un patronyme chinois, à caractère jovial. doté d’un humour à fleur de peau. Je le soupçonne d’avoir baroudé en Indochine quelques temps, ce qui lui permit d’avoir une petite pension d’invalidité en réparation de dommages physiques lui faisant traîner un peu la jambe. Parfois un peu envahissant, j’apprécie sa disponibilité et son aide.
Enfin quelques petits chefs, des hommes sortis du rang, souvent par ancienneté ajoutée à quelques compétences reconnues. Ils viennent de temps en temps mettre leur grain de sel. Ainsi ce grand échalas qui se permettra de me dire : « vous écrivez comme un charcutier sur la nomenclature de vos plans ». La honte ! Moi le bleu, qu’il ose ainsi juger sur son écriture… Je reste sans voix, et je ne saurai jamais si je devais prendre sa réflexion sur le ton de la plaisanterie.




Pour l’heure, nous travaillons, François et moi, sur une partie de l’appareil propulsif d’un cargo construit à Nantes. Surprise de découvrir la complexité d’un réseau de tuyauteries d’une salle des machines : tout est dessiné à l’échelle et détaillé pour être réalisé en atelier. Contrôle ou réalisation de plans plus détaillés et nomenclature de toutes ces pièces, et parfois le suivi à l’atelier de chaudronnerie, telles sont nos tâches. De bons rapports se sont établis avec quelques agents de maitrise de cet atelier si imposant par sa grandeur et la taille des réalisations qui s’y font. Il règne un bruit assourdissant d’où émergent parfois les appels brefs des ouvriers appelant le conducteur d’un pont roulant. Rude métier que celui de chaudronnier, dont j’admire la précision avec laquelle ils façonnent les tôles, les tuyaux et autres profilés de taille respectable. Ils ont des conditions de travail difficiles qui vont souvent engendrer des réactions de défense dures et imprévisibles. La Navale est souvent en tête des manifestations nantaises et nous allons sous peu en être témoin.


Les Grèves de 1955

            Je vais avoir 20 ans, l’insouciance qui en général caractérise cet âge n’est pas de mise : c’est la fin de la guerre d’Indochine, c’est le début de la guerre d’Algérie. Le président Mendès-France est renversé, on rappelle les réservistes et on envoie les appelés en Algérie…
1955, c’est aussi une année de conflits sociaux nombreux et violents. Sorti depuis peu du cocon familial et scolaire, ces manifestations me sont étrangères .Il est vrai que ma culture religieuse, inculquée à force de dogmes, d’interdits et de culpabilité, ne me prédispose pas à la revendication sociale. Ce serait plutôt le genre « tends ta joue droite si on te frappe la joue gauche ! »  Il est bon cependant que règne la paix mais aussi la justice et c’est là peut être qu’un espoir subsiste pour mon salut éternel !....
  Tout commence vers la fin du printemps, on le sait: c’est souvent une période favorable pour« descendre dans la rue ».
Mon collègue François, ce matin, vient me proposer d’adhérer à la CFTC. Je sais qu’il collecte chaque mois les cotisations des quelques adhérents du bureau. C’est, avec deux autres camarades, un pilier de la section des « mensuels » du chantier. Il est pour moi en quelque sorte un guide dans ce milieu inconnu et nouveau, en tous les cas c’est un bon conseiller.
« - On a vu que tu n’étais pas hostile au syndicalisme, et même que tu y portais un certain intérêt. Alors je te propose de prendre ta carte syndicale. On a fait la même proposition  à ton jeune collègue Louis, qui a accepté. »
Cette offre me plaît, elle est le signe d’une certaine reconnaissance qui signe mon entrée dans le monde ouvrier dont je suis issu, il est vrai. Cependant, je crains dans l’avenir de ne pas être à la hauteur de l’engagement…
Désormais, je vais être très bien informé des négociations salariales auxquelles participent les syndicats.
« - Elles sont ardues au niveau nantais et très dures à Saint-Nazaire, m’explique René notre délégué. Le retard des salaires avec Paris et sa région est important, de l’ordre de  trente pour cent. Il y a demain un débrayage au « blockhaus »[1]. On est en général peu à faire grève, tu feras ce que tu voudras. Tu es nouveau, c’est vrai, mais en général il n’y a pas de représailles pour fait de grève, et je ne veux pas vous influencer, toi et ton jeune collègue. »
C’est là, à ce fameux « blockhaus », que je vais assister à la prise de parole de nos délégués, lors de mon premier débrayage. Pourquoi ce lieu de rassemblement ? Tout d’abord, il convient à tous pour les réunions inter-chantiers. Il est sur la voie publique, à proximité de l’un et de l’autre. Autre intérêt : sur sa façade, une sorte de perron permet aux orateurs de surplomber leur auditoire, « tribune » pour les « tribuns » des organisations syndicales. De fait, les camarades qui s’expriment ont suffisamment de souffle pour invectiver la foule.



            Il y a là en effet quantité d’employés des deux chantiers, très attentifs aux informations qu’on leur transmet. Une reprise du travail est prévue en fin de matinée. Ainsi chacun est venu en tenue de boulot : bleus pour les uns, blouses pour les autres. En réalité, les blouses sont très largement minoritaires. Petit groupe que nous sommes, nous nous faisons discrets et prêtons une oreille attentive. Il se dégage de cette foule une insatisfaction et une tension contenue. A la reprise de l’après-midi, nous rediscutons de ce débrayage.
« Il te faut probablement quelques explications pour que tu comprennes la situation. A savoir qu’actuellement, au niveau départemental, se déroulent des discussions collectives sur les salaires que les patrons laissent traîner délibérément. Ces salaires sont généralement inférieurs à la moyenne nationale. Un fort mécontentement en résulte ici et à Saint-Nazaire, là-bas les copains sont très en colère. Il faut que tu saches que les discussions ne pourront avancer que si les patrons sont sous la pression des travailleurs. »
            « Nous, nous sommes pressés de conclure un accord. On veut quarante francs de l’heure pour tous et un point à cent quatre –vingt francs pour les mensuels.
            Les vacances à Saint-Nazaire sont fixées fin juillet, et comme il faudrait conclure avant cette date, attends-toi à d’autres débrayages et défilés en ville ! »
            Quant à moi, je n’ai aucune expérience des rapports de force et de la lutte ouvrière : des négociations, des conflits, des orientations politiques des divers syndicats en action. Ce n’était évidemment pas au programme d’instruction civique à l’école. Cependant, j’ai pu admirer la détermination et le charisme des orateurs qui se sont succédés sur le perron du blockhaus.  Georges P., de la CGT, m’a fait une forte impression par son aisance et sa connaissance du dossier salarial. Ses allusions bien senties ne laissent aucun doute quant à son appartenance politique. « La lutte des classes, camarades… » Ce n’est pas encore bien clair pour moi. Les communistes restent les ennemis des « cathos », peut-on ainsi les cautionner en agissant avec eux comme le fait mon syndicat,  la CFTC?

            Il y a si peu de temps que je suis embauché, moins de trois mois, et je crains un peu de me marquer avant d’avoir fait mes preuves professionnelles. Influencé que je suis par mes parents, toujours un peu inquiets pour leur rejeton. Il y a aussi l’attitude critique de mes collègues individualistes, n’aimant pas mélanger revendications de « mensuels » avec celles des « horaires ». Me voilà donc vraiment indécis et réservé par rapport aux actions futures.
            Finalement, je vais limiter ma participation aux actions collectives, sans toutefois m’en exclure totalement. C’est une  position un peu acrobatique.

            Début Août, on apprend que les nazairiens sont en grève illimitée. Après bien des difficultés, ils vont obtenir un accord intéressant le seize août avec vingt-deux pour cent d’augmentation de salaire et des jours fériés supplémentaires.
            Et nous ? Nos quarante balles ? Et c’est parti pour des défilés en ville accompagnant des négociateurs syndicaux avec banderoles et drapeaux rouges.
            Ca manifeste fort à Nantes ! Ce fameux seize août, j’apprends, au retour de quelques congés, que lors des négociations au syndicat patronal, le siège de celui-ci est mis à sac par les manifestants. Sous cette pression, les patrons signent et quarante francs horaires sont obtenus. Accord dénoncé le lendemain, provoquant la colère des syndicats. C’est le lock-out de toute la métallurgie nantaise. La tension est maximum, des manifestants vont être emprisonnés suite à des violences de rues.
 La ville est en état de siège, et les manifestations se succèdent.
            Les nantais sont très inquiets, et ils ont raison. Lors d’une manifestation très violente le 19 août, les affrontements font un mort, tué par balle. Un ouvrier du bâtiment, le conflit est devenu interprofessionnel. C’est la stupéfaction, la colère, la haine pour certains.
            Craignant un débordement de violence, le maire de Nantes intervient et fait libérer les manifestants incarcérés. Cette mesure va quelque peu détendre l’atmosphère et favoriser la reprise des négociations.
            Le lock-out est toujours en vigueur, et ce matin me voilà face aux CRS devant la porte du bureau des Chantiers. Avec les collègues, nous les observons, impassibles face aux quolibets que certains leur adressent. Cela me fiche la trouille de les voir ainsi harnachés, casqués et armés comme pour partir au front. Sans doute un souvenir d’enfance, comme ces soldats allemands que je voyais à proximité de l’école et que je n’osais regarder.
            Que faire ? Je rentre à la maison, le cocon familial est plus rassurant. Pas mûr pour la lutte le garçon ! et pas encore pour la lutte des classes. De mon sud-Loire, j’observerai l’hélico tourner au-dessus de la ville au gré des meetings, des bagarres et des barricades.

            Début octobre, c’est la fin du lock-out, la reprise reprise. Un accord intéressant a été signé grâce à l’intervention d’André Morice, ministre de l’industrie et ancien maire de Nantes. Bien des familles ont souffert de cette longue période de grève. Des résultats financiers conséquents sont en contre partie obtenus et des mesures très populaires vont être prises par la suite.
 C’est ainsi que la troisième semaine de congés payés va bientôt se généraliser. C’est une mesure très populaire et très attendue.
            La bonne ville de Nantes va enfin oublier son ambiance insurrectionnelle pour retrouver un automne serein et pluvieux comme il lui plait toujours.

REPRISE
            Avec appréhension, nous nous présentons à la pendule pointeuse après cette longue absence. Les CRS ont vécu longtemps dans nos locaux… et cela se voit, et cela se sent …Ils sont partis sans faire le ménage: des restes de leur « bouffe », de vieux papiers, des mégots partout. Que nous ont-ils volé ? On s’empresse de faire l’inventaire et les commentaires vont bon train. En réalité, nous sommes tous un peu agacés par l’intrusion dans notre monde d’un corps qui lui est vraiment très étranger.
            Je n’ose retourner de suite aux ateliers, près de ces gens qui ont défendu bec et ongles leurs revendications, alors que nous les « bureaucrates », les avons regardés pour la plupart du haut de notre statut de « mensuel »sans prendre part au mouvement.
            Laissons le temps effacer les traces douloureuses de cette année 55 qui a marqué si profondément la vie nantaise.

            Une fin d’année plus tranquille s’offre à nous en ce mois de novembre. Avec mon collègue François, nous avons rendez-vous à Saint Nazaire pour les essais à la mer d’un cargo russe pour lequel nous avons travaillé à Nantes et fourni une partie de la machinerie.
            Une découverte : passer ainsi de la représentation sur plans à la réalité en vrai grandeur, c’est génial pour moi.
            Nous sommes trois dessinateurs embarqués lors des essais en mer, deux nantais et un nazairien. Notre travail consiste à faire des relevés sur les divers appareils de la machine de ce grand bateau destiné à naviguer dans les mers froides. Nous ne serons bientôt plus que deux vraiment efficaces, étant donné l’état de la mer… Des quarts, que nous assurons pendant deux jours. Puis retour au port par la grande écluse de Saint-Nazaire.
            Qu’il fait bon à l’abri dans le grand bassin de Penhouët. C’est un premier contact avec la mer, premier contact aussi avec le monde de la Navale de Saint-Nazaire. Il y a sur ce beau navire, portant la marque étoilée de son futur propriétaire, beaucoup de monde : marins du chantier, quelques marins russes, et de nombreux ouvriers et techniciens  du chantier.
           
            Nous devisons tranquillement dans le train du retour avec François, conversations techniques, personnelles, nous parlons de sa famille, de son passé de prisonnier de guerre, qui lui valut un long séjour forcé en Allemagne. Je ne décèle chez lui aucun ressentiment. Sa génération a été victime de cet absurde conflit mondial, la mienne l’a regardé avec des yeux d’enfant qui ne comprenait pas. Passant d’un conflit à un autre, nous échangeons un peu sur les évènements d’Indochine puis tout naturellement sur ceux tout récents d’Algérie. Que va-t-il advenir de ces départements d’Afrique du Nord ? C’est préoccupant, d’autant plus que notre pays n’a pas la stabilité politique qui s’imposerait pour la circonstance.
            « Qu’en penses-tu ? »  me demande-t-il.
Je ne sais trop que dire. Ce qui est sûr, c’est que le Maroc et la Tunisie sont aussi perturbés en ce moment, et que je crains de ne pas passer à travers de ces conflits.
            « J’ai vingt ans tout juste, je viens de passer le conseil de révision et on me re-convoque dans trois mois. Je ferai mes trois jours de présélection à Guingamp début 56. Alors, tu vois, à la maison c’est l’inquiétude, et on m’ennuie avec ça. Ce qui est sûr, c’est que je ne ferai rien pour échapper à ce qui est mon devoir de citoyen. »
            Dans quelques mois, je serai emporté par tous ces évènements tragiques qui me marqueront pour bien longtemps, passant ainsi d’un conflit local que j’ai plus ou moins fui à un autre auquel je ne veux pas me soustraire.
            Beaucoup n’auront pas ma chance de revenir indemne dans ce monde des civils. Qui a su se monter sourd et indifférent à ce que nous venions de vivre







[1] Le Blockhaus : ancienne construction allemande, datant de la deuxième guerre mondiale, bordant actuellement le boulevard.