En réalité, le site des chantiers n’est pas situé sur l’autre rive mais sur l’Ile de la prairie aux ducs . De la pointe de l’ancienne ile Ste Anne toute proche, où se situe le port de commerce (quai Wilson et hangars à bananes), on voit très bien les Chantiers Dubigeon-Chantenay et le grand dock flottant de la compagnie nantaise de réparation navale. Mon déplacement n’aura pas pris l’allure d’une expédition lointaine.
Cependant, en ce début de printemps, l’accès à cette ile est difficile : un seul pont venant de la rive sud, celui de Pirmil , permet le passage du fleuve. Pour les banlieusards sébastiennais que nous sommes, peu de transports en commun : pas de bus ni de tramway, les cars Drouin desservent plus ou moins bien la cité. Le recours au vélo, moto ou cyclomoteur s’impose. Autre cause de nos soucis de circulation : les trains qui desservent la gare de l’Etat près des chantiers. Les passages à niveaux jalonnent le parcours des voies ferrées sont autant d’obstacles à franchir pour arriver au travail avant la fermeture des marronniers. Maudits trains, souvent d’une longueur invraisemblable, circulant au ralenti devant les files d’attentes stationnées de chaque côté des barrières !
Tous ces obstacles franchis, je me présente ce matin pour une première journée de travail, et je suis un peu inquiet. Lors de l’entretien d’accueil, l’ingénieur en chef qui m’a recruté me fait un bref historique des chantiers, me rappelle entre autres qu’ils existent depuis 1881, et que j’entre donc dans une grande entreprise nantaise, que les Chantiers Dubigeon ont été rachetés par les Chantiers de la Loire en 1914 et qu’ainsi, il me faut plutôt voir cette embauche comme une mutation avec maintien des avantages acquis.
J’ignore alors que les chantiers navals, nombreux en France en 1955, ont des perspectives d’avenir plutôt sombres. Cela ne fera que se confirmer par la suite, et c’est ainsi que les Chantiers de la Loire s’appellent désormais Loire-Normandie : fusion des Chantiers de la Loire et des chantiers Grand Quevilly.
Alors, va pour Loire-Normandie, mais pour les nantais, ce sera toujours « la Loire »!
1955, l’année de mes vingt ans, j’entre donc dans un monde différent à bien des égards. Le chantier lui-même est beaucoup plus étendu, les navires en construction me paraissent immenses. L’équipement de travail qui m’accompagne est lui aussi bien différent : une boîte de compas, crayons, gommes… et une blouse grise achetée pour l’occasion. C’est un véritable changement que représente cette blouse: travail plus propre, moins physique, et cerise sur le gâteau, un statut de « mensuel », ce qui veut dire : adieu le boni et les temps alloués, un salaire garanti, une convention plus avantageuse. Un lieu de travail plus agréable et moins glacial, enfumé par les cigarettes des collègues, et non plus par les soudeurs.
Une promotion, en somme, avec un travail plus conforme à ce que je souhaitais et bien sûr à ce que souhaitaient aussi mes parents. C’est important, n’est-ce pas?
Passage au bureau du personnel, puis direction ces grands bureaux que j’ai entrevus lors de mon entretien préalable. Le bureau de dessin, lui, m’est totalement inconnu. D’entrée, il me paraît immense. Vais-je y trouver une place ? Deux chefs, dans ce petit bureau, me reçoivent : un grand maigre et un petit gros. Pour l’heure, je ne suis pas suffisamment décontracté pour trouver les personnages amusants. C’est le grand qui me reçoit, j’en déduis que c’est aussi le grand chef. Plutôt timide, ce grand monsieur, mais agréable. Quelques questions techniques sur mes acquis, et de suite un tour rapide de bureau. Poignées de mains, quelques mots de présentation aux collègues, et direction le local « archives » où officie une brave dame, d’un âge avancé par rapport au mien, bien sûr. Une autre femme plus jeune, elle, est dessinatrice et sera une de mes collègues. C’est peu courant il est vrai, dans ces milieux masculins, qu’une femme ose ces métiers très techniques.
Mon grand chef semble pressé de terminer sa tournée et me confie de suite à un collègue qui est chargé de m’installer et de me trouver une table à dessin, un vestiaire et du matériel de travail. Je crois que je ne pouvais trouver mieux pour cette installation : c’est François. Il me prend en charge avec une grande simplicité. Il va me guider jour après jour dans un monde d’une cinquantaine de collègues faits de groupes qui se retrouvent autour d’un travail commun, mais aussi avec des affinités d’âge, de loisirs, d’origines professionnelles : il y a ceux qui sont issus des ateliers (cours du soir), ceux qui viennent des écoles professionnelles (Livet, La Joliverie etc…) et ceux qui viennent de «la crèche» .
Deux bureaux de dessin aux Chantiers : un pour l’étude et le tracé de la structure du navire : le bureau « coque » et un pour les aménagements mécaniques et propulsion : le bureau « machines » où je travaille. Les liaisons entre ces deux bureaux sont fréquentes, mais se situent à un niveau hiérarchique plus élevé et restent pour moi exceptionnelles.
La complexité du travail me semble énorme mais pas insurmontable, puisque je suis embauché au plus bas niveau de l’échelle professionnelle : dessinateur exécution. C’est ainsi que je vais me familiariser petit à petit avec ces termes techniques propres à la navale : un carlinguage, un surbau, une membrure, un ballast… Me familiariser aussi avec des tâches qui désormais ne seront plus des exercices d’école mais engageront ma responsabilité et celle de mes collègues. Me familiariser également avec la vie interne de toutes ces petites équipes de travail hiérarchisées, parfois antagonistes mais jamais dépourvues d’humour, bien heureusement.
Les hommes, puisqu’ils sont les seuls pour ainsi dire dans cet univers, m’intéressent particulièrement, et j’observe attentivement tout ce petit monde qui vit sous mon regard.
Il y a :
Les hiérarchiques : les grands chefs, ingénieurs et vieux autodidactes qui jouent de leur expérience, les petits chefs font de même, ils sont là depuis toujours….
Les indépendants: on ne leur confie généralement qu’une tâche et ils ne travaillent qu’en solitaires. Ils peuvent la faire durer, durer : c’est leur fond de commerce ils ne donnent d’informations à personne et d’ailleurs on ne me demande rien. Ils sont là depuis si longtemps….Il arrive parfois que cette situation soit l’occasion d’un isolement ennuyeux. Témoin ce collègue qui égaie sa journée de travail de conversations solitaires avec le tuyau de chauffage central, la cigarette aux lèvres s’agitant au rythme de son discours. Pour lui la débauche du soir fait toujours l’objet d’un cérémonial que nous suivons discrètement du vestiaire: changement de lunettes, contrôle de la fermeture des tiroirs, bouchon bien en place sur la bouteille d’encre et pour terminer, un petit discours à son tuyau, plus ou mon virulent en fonction de l’ambiance de la journée.
Les peinards: ils sont toujours occupés…mais passent beaucoup de temps à « réfléchir, à penser » Ils ne sont pas ennemis d’une petite sieste discrète. C’est ce qui a fait dire à un des chefs à ce propos « l’ennui avec les dessinateurs c’est qu’on ne sait pas s’ils dorment ou s’ils réfléchissent ! » Toutefois une approche prudente est de rigueur durant ces temps calmes pour éviter un réveil brutal.
Les voyageurs : Eux, passent beaucoup de temps dans les ateliers, les magasins, à bord et aussi sur les « routes » .Vue l’étendue du chantier, on peut imaginer un entrepôt proche d’un bistrot qui favorise une petite pause casse-croûte accompagnée d’un petit verre de blanc. Ces collègues sont ceux que je connais le moins et ce sont aussi souvent des indépendants, on ne les approche que rarement en dehors du vestiaire.
Les sociaux : c’est ceux que j’apprécie le mieux, surtout en raison de la facilité des rapports qu’on parvient à établir. Issus de milieux « bien pensants » ou laïques, mais la plupart du temps du monde syndical ( C.F.T.C. en général, car le monde des cols blancs n’est pas très revendicatif ni révolutionnaire). Mais cependant, nous sommes en 1955 et l’orage gronde… On recrute sous le manteau.
Les jeunes recrues : C’est la catégorie dont je fais bien entendu partie. Nous venons pour la plupart des écoles cathos de la région (La Joliverie, Saint Jean Baptiste de la Salle…) probablement une fantaisie saisonnière du recruteur car il y a dans la tranche d’âge supérieure beaucoup d’anciens de Livet et autres établissements laïques nantais.
Enfin, je crois que, malgré tout, ce petit monde vit bien ensemble et je n’ai jamais été témoin d’accrocs à la bonne entente générale.
On m’a installé quasiment au centre de cette grande salle, à bonne distance des fenêtres, leur proximité étant réservée aux plus anciens. Ce sera donc de la lumière artificielle.
On m’installe une grande table à dessin sur deux tréteaux. Les quelques tables modernes, verticales, sont réservées aux plus anciens et à ceux qui ont des études et des traçages difficiles à réaliser. Quand à moi, je ferai parfois l’acrobate sur un petit banc pour dessiner en haut de ma planche. Mon environnement est fait de personnages divers et curieux.
François, bien sûr, est à proximité et me « couve » pour le moment. Nous sympathisons d’autant que nous nous sommes retrouvés des relations communes et que de temps à autre je lui ai avoué que je faisais en fraude l’escalade du cerisier de son jardin à la bonne saison.
A ma droite, Maurice, avec qui je travaille aussi de temps à autre : personnage curieux, ancien marin de la marchande, il est arrivé là on ne sait pourquoi. Une allure d’homme battu, timide, les épaules basses, il n’ose prononcer un mot plus haut que l’autre. Il est d’une gentillesse à toute épreuve. Sa particularité : il s’endort à tout moment, assis et même debout. De quelle maladie souffre-t-il ? Certaines mauvaises langues disent qu’il aurait été victime de la mouche tsé-tsé lors de ses navigations lointaines.
Derrière moi, Joseph. Curieux lui aussi. Un ancien de la marchande et de l’école d’hydrographie, je crois. Taciturne et silencieux, il semble que son cerveau soit en activité constante, ce qui lui donne des airs de penseur perpétuel. Joseph qui est d’une grande compétence, n’est sans doute pas utilisée à sa juste valeur. Nous n’aurons pas l’occasion de travailler ensemble. Dommage, j’aurais probablement beaucoup appris à son contact.
Autre proximité agréable : Yves, un breton portant un patronyme chinois, à caractère jovial. doté d’un humour à fleur de peau. Je le soupçonne d’avoir baroudé en Indochine quelques temps, ce qui lui permit d’avoir une petite pension d’invalidité en réparation de dommages physiques lui faisant traîner un peu la jambe. Parfois un peu envahissant, j’apprécie sa disponibilité et son aide.
Enfin quelques petits chefs, des hommes sortis du rang, souvent par ancienneté ajoutée à quelques compétences reconnues. Ils viennent de temps en temps mettre leur grain de sel. Ainsi ce grand échalas qui se permettra de me dire : « vous écrivez comme un charcutier sur la nomenclature de vos plans ». La honte ! Moi le bleu, qu’il ose ainsi juger sur son écriture… Je reste sans voix, et je ne saurai jamais si je devais prendre sa réflexion sur le ton de la plaisanterie.
Pour l’heure, nous travaillons, François et moi, sur une partie de l’appareil propulsif d’un cargo construit à Nantes. Surprise de découvrir la complexité d’un réseau de tuyauteries d’une salle des machines : tout est dessiné à l’échelle et détaillé pour être réalisé en atelier. Contrôle ou réalisation de plans plus détaillés et nomenclature de toutes ces pièces, et parfois le suivi à l’atelier de chaudronnerie, telles sont nos tâches. De bons rapports se sont établis avec quelques agents de maitrise de cet atelier si imposant par sa grandeur et la taille des réalisations qui s’y font. Il règne un bruit assourdissant d’où émergent parfois les appels brefs des ouvriers appelant le conducteur d’un pont roulant. Rude métier que celui de chaudronnier, dont j’admire la précision avec laquelle ils façonnent les tôles, les tuyaux et autres profilés de taille respectable. Ils ont des conditions de travail difficiles qui vont souvent engendrer des réactions de défense dures et imprévisibles. La Navale est souvent en tête des manifestations nantaises et nous allons sous peu en être témoin.
Les Grèves de 1955
Je vais avoir 20 ans, l’insouciance qui en général caractérise cet âge n’est pas de mise : c’est la fin de la guerre d’Indochine, c’est le début de la guerre d’Algérie. Le président Mendès-France est renversé, on rappelle les réservistes et on envoie les appelés en Algérie…
1955, c’est aussi une année de conflits sociaux nombreux et violents. Sorti depuis peu du cocon familial et scolaire, ces manifestations me sont étrangères .Il est vrai que ma culture religieuse, inculquée à force de dogmes, d’interdits et de culpabilité, ne me prédispose pas à la revendication sociale. Ce serait plutôt le genre « tends ta joue droite si on te frappe la joue gauche ! » Il est bon cependant que règne la paix mais aussi la justice et c’est là peut être qu’un espoir subsiste pour mon salut éternel !....
Tout commence vers la fin du printemps, on le sait: c’est souvent une période favorable pour« descendre dans la rue ».
Mon collègue François, ce matin, vient me proposer d’adhérer à la CFTC. Je sais qu’il collecte chaque mois les cotisations des quelques adhérents du bureau. C’est, avec deux autres camarades, un pilier de la section des « mensuels » du chantier. Il est pour moi en quelque sorte un guide dans ce milieu inconnu et nouveau, en tous les cas c’est un bon conseiller.
« - On a vu que tu n’étais pas hostile au syndicalisme, et même que tu y portais un certain intérêt. Alors je te propose de prendre ta carte syndicale. On a fait la même proposition à ton jeune collègue Louis, qui a accepté. »
Cette offre me plaît, elle est le signe d’une certaine reconnaissance qui signe mon entrée dans le monde ouvrier dont je suis issu, il est vrai. Cependant, je crains dans l’avenir de ne pas être à la hauteur de l’engagement…
Désormais, je vais être très bien informé des négociations salariales auxquelles participent les syndicats.
« - Elles sont ardues au niveau nantais et très dures à Saint-Nazaire, m’explique René notre délégué. Le retard des salaires avec Paris et sa région est important, de l’ordre de trente pour cent. Il y a demain un débrayage au « blockhaus »
[1]. On est en général peu à faire grève, tu feras ce que tu voudras. Tu es nouveau, c’est vrai, mais en général il n’y a pas de représailles pour fait de grève, et je ne veux pas vous influencer, toi et ton jeune collègue. »
C’est là, à ce fameux « blockhaus », que je vais assister à la prise de parole de nos délégués, lors de mon premier débrayage. Pourquoi ce lieu de rassemblement ? Tout d’abord, il convient à tous pour les réunions inter-chantiers. Il est sur la voie publique, à proximité de l’un et de l’autre. Autre intérêt : sur sa façade, une sorte de perron permet aux orateurs de surplomber leur auditoire, « tribune » pour les « tribuns » des organisations syndicales. De fait, les camarades qui s’expriment ont suffisamment de souffle pour invectiver la foule.
Il y a là en effet quantité d’employés des deux chantiers, très attentifs aux informations qu’on leur transmet. Une reprise du travail est prévue en fin de matinée. Ainsi chacun est venu en tenue de boulot : bleus pour les uns, blouses pour les autres. En réalité, les blouses sont très largement minoritaires. Petit groupe que nous sommes, nous nous faisons discrets et prêtons une oreille attentive. Il se dégage de cette foule une insatisfaction et une tension contenue. A la reprise de l’après-midi, nous rediscutons de ce débrayage.
« Il te faut probablement quelques explications pour que tu comprennes la situation. A savoir qu’actuellement, au niveau départemental, se déroulent des discussions collectives sur les salaires que les patrons laissent traîner délibérément. Ces salaires sont généralement inférieurs à la moyenne nationale. Un fort mécontentement en résulte ici et à Saint-Nazaire, là-bas les copains sont très en colère. Il faut que tu saches que les discussions ne pourront avancer que si les patrons sont sous la pression des travailleurs. »
« Nous, nous sommes pressés de conclure un accord. On veut quarante francs de l’heure pour tous et un point à cent quatre –vingt francs pour les mensuels.
Les vacances à Saint-Nazaire sont fixées fin juillet, et comme il faudrait conclure avant cette date, attends-toi à d’autres débrayages et défilés en ville ! »
Quant à moi, je n’ai aucune expérience des rapports de force et de la lutte ouvrière : des négociations, des conflits, des orientations politiques des divers syndicats en action. Ce n’était évidemment pas au programme d’instruction civique à l’école. Cependant, j’ai pu admirer la détermination et le charisme des orateurs qui se sont succédés sur le perron du blockhaus. Georges P., de la CGT, m’a fait une forte impression par son aisance et sa connaissance du dossier salarial. Ses allusions bien senties ne laissent aucun doute quant à son appartenance politique. « La lutte des classes, camarades… » Ce n’est pas encore bien clair pour moi. Les communistes restent les ennemis des « cathos », peut-on ainsi les cautionner en agissant avec eux comme le fait mon syndicat, la CFTC?
Il y a si peu de temps que je suis embauché, moins de trois mois, et je crains un peu de me marquer avant d’avoir fait mes preuves professionnelles. Influencé que je suis par mes parents, toujours un peu inquiets pour leur rejeton. Il y a aussi l’attitude critique de mes collègues individualistes, n’aimant pas mélanger revendications de « mensuels » avec celles des « horaires ». Me voilà donc vraiment indécis et réservé par rapport aux actions futures.
Finalement, je vais limiter ma participation aux actions collectives, sans toutefois m’en exclure totalement. C’est une position un peu acrobatique.
Début Août, on apprend que les nazairiens sont en grève illimitée. Après bien des difficultés, ils vont obtenir un accord intéressant le seize août avec vingt-deux pour cent d’augmentation de salaire et des jours fériés supplémentaires.
Et nous ? Nos quarante balles ? Et c’est parti pour des défilés en ville accompagnant des négociateurs syndicaux avec banderoles et drapeaux rouges.
Ca manifeste fort à Nantes ! Ce fameux seize août, j’apprends, au retour de quelques congés, que lors des négociations au syndicat patronal, le siège de celui-ci est mis à sac par les manifestants. Sous cette pression, les patrons signent et quarante francs horaires sont obtenus. Accord dénoncé le lendemain, provoquant la colère des syndicats. C’est le lock-out de toute la métallurgie nantaise. La tension est maximum, des manifestants vont être emprisonnés suite à des violences de rues.
La ville est en état de siège, et les manifestations se succèdent.
Les nantais sont très inquiets, et ils ont raison. Lors d’une manifestation très violente le 19 août, les affrontements font un mort, tué par balle. Un ouvrier du bâtiment, le conflit est devenu interprofessionnel. C’est la stupéfaction, la colère, la haine pour certains.
Craignant un débordement de violence, le maire de Nantes intervient et fait libérer les manifestants incarcérés. Cette mesure va quelque peu détendre l’atmosphère et favoriser la reprise des négociations.
Le lock-out est toujours en vigueur, et ce matin me voilà face aux CRS devant la porte du bureau des Chantiers. Avec les collègues, nous les observons, impassibles face aux quolibets que certains leur adressent. Cela me fiche la trouille de les voir ainsi harnachés, casqués et armés comme pour partir au front. Sans doute un souvenir d’enfance, comme ces soldats allemands que je voyais à proximité de l’école et que je n’osais regarder.
Que faire ? Je rentre à la maison, le cocon familial est plus rassurant. Pas mûr pour la lutte le garçon ! et pas encore pour la lutte des classes. De mon sud-Loire, j’observerai l’hélico tourner au-dessus de la ville au gré des meetings, des bagarres et des barricades.
Début octobre, c’est la fin du lock-out, la reprise reprise. Un accord intéressant a été signé grâce à l’intervention d’André Morice, ministre de l’industrie et ancien maire de Nantes. Bien des familles ont souffert de cette longue période de grève. Des résultats financiers conséquents sont en contre partie obtenus et des mesures très populaires vont être prises par la suite.
C’est ainsi que la troisième semaine de congés payés va bientôt se généraliser. C’est une mesure très populaire et très attendue.
La bonne ville de Nantes va enfin oublier son ambiance insurrectionnelle pour retrouver un automne serein et pluvieux comme il lui plait toujours.
REPRISE
Avec appréhension, nous nous présentons à la pendule pointeuse après cette longue absence. Les CRS ont vécu longtemps dans nos locaux… et cela se voit, et cela se sent …Ils sont partis sans faire le ménage: des restes de leur « bouffe », de vieux papiers, des mégots partout. Que nous ont-ils volé ? On s’empresse de faire l’inventaire et les commentaires vont bon train. En réalité, nous sommes tous un peu agacés par l’intrusion dans notre monde d’un corps qui lui est vraiment très étranger.
Je n’ose retourner de suite aux ateliers, près de ces gens qui ont défendu bec et ongles leurs revendications, alors que nous les « bureaucrates », les avons regardés pour la plupart du haut de notre statut de « mensuel »sans prendre part au mouvement.
Laissons le temps effacer les traces douloureuses de cette année 55 qui a marqué si profondément la vie nantaise.
Une fin d’année plus tranquille s’offre à nous en ce mois de novembre. Avec mon collègue François, nous avons rendez-vous à Saint Nazaire pour les essais à la mer d’un cargo russe pour lequel nous avons travaillé à Nantes et fourni une partie de la machinerie.
Une découverte : passer ainsi de la représentation sur plans à la réalité en vrai grandeur, c’est génial pour moi.
Nous sommes trois dessinateurs embarqués lors des essais en mer, deux nantais et un nazairien. Notre travail consiste à faire des relevés sur les divers appareils de la machine de ce grand bateau destiné à naviguer dans les mers froides. Nous ne serons bientôt plus que deux vraiment efficaces, étant donné l’état de la mer… Des quarts, que nous assurons pendant deux jours. Puis retour au port par la grande écluse de Saint-Nazaire.
Qu’il fait bon à l’abri dans le grand bassin de Penhouët. C’est un premier contact avec la mer, premier contact aussi avec le monde de la Navale de Saint-Nazaire. Il y a sur ce beau navire, portant la marque étoilée de son futur propriétaire, beaucoup de monde : marins du chantier, quelques marins russes, et de nombreux ouvriers et techniciens du chantier.
Nous devisons tranquillement dans le train du retour avec François, conversations techniques, personnelles, nous parlons de sa famille, de son passé de prisonnier de guerre, qui lui valut un long séjour forcé en Allemagne. Je ne décèle chez lui aucun ressentiment. Sa génération a été victime de cet absurde conflit mondial, la mienne l’a regardé avec des yeux d’enfant qui ne comprenait pas. Passant d’un conflit à un autre, nous échangeons un peu sur les évènements d’Indochine puis tout naturellement sur ceux tout récents d’Algérie. Que va-t-il advenir de ces départements d’Afrique du Nord ? C’est préoccupant, d’autant plus que notre pays n’a pas la stabilité politique qui s’imposerait pour la circonstance.
« Qu’en penses-tu ? » me demande-t-il.
Je ne sais trop que dire. Ce qui est sûr, c’est que le Maroc et la Tunisie sont aussi perturbés en ce moment, et que je crains de ne pas passer à travers de ces conflits.
« J’ai vingt ans tout juste, je viens de passer le conseil de révision et on me re-convoque dans trois mois. Je ferai mes trois jours de présélection à Guingamp début 56. Alors, tu vois, à la maison c’est l’inquiétude, et on m’ennuie avec ça. Ce qui est sûr, c’est que je ne ferai rien pour échapper à ce qui est mon devoir de citoyen. »
Dans quelques mois, je serai emporté par tous ces évènements tragiques qui me marqueront pour bien longtemps, passant ainsi d’un conflit local que j’ai plus ou moins fui à un autre auquel je ne veux pas me soustraire.
Beaucoup n’auront pas ma chance de revenir indemne dans ce monde des civils. Qui a su se monter sourd et indifférent à ce que nous venions de vivre