mercredi 9 décembre 2009

DUBIGEON CHANTENAY

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L’année 1954 s’étire lentement, trop lentement à mon goût. Une impatience, mêlée d’appréhension, ne me quitte guère depuis deux mois. Nous sommes en Août, et c’est une rentrée nouvelle qui se prépare : le monde du travail m’attend. Jusqu’alors, les rentrées se faisaient à l’école… là, c’est du sérieux.
Nantes, ville industrielle, m’offre de nombreuses possibilités d’embauche : métallurgie, navale, industrie agroalimentaire. C’est aussi une cité traversée par un superbe fleuve. Elle lui laisse au passage et depuis bien longtemps des navires qui sillonneront toutes les mers du monde. Je suis toujours fasciné par le spectacle de ces chantiers navals installés sur les deux rives. Ce fleuve a toujours été présent dans ma vie. N’a-t-il pas fait vivre mes grands-parents, habitant sur ses berges et vivant de ses poissons, de son gibier et du sable qu’ils retiraient de son lit. Leur existence était soumise aussi aux dangers de ses crues capricieuses.
Ses îles furent pour moi un terrain de jeux magique, où durant les journées de vacances, j’allais avec mes copains jouer aux indiens, braconner, voire affronter dans des guerres imaginaires les garçons de « l’autre école » (celle du diable)[1]. L’important pour nous, ce furent les bateaux des pécheurs, celui de mon père en particulier. Mes copains et moi, comme les « bracos », faisions des expéditions de pêche et aucun recoin de notre bout de rivière ne nous était étranger. Les plus poissonneux faisaient l’objet de visites fréquentes. Des bains accidentels accompagnaient fréquemment ces sorties. Le danger venait alors d’un retour à la maison avec des vêtements trempés. « Tu vas te noyer, tes copains sont fous ! .Pour moi, non, ils ne l’étaient pas, je faisais simplement avec eux, l’apprentissage de la liberté après ces douloureuses années de guerre.
Le jour vient de se lever, le mois de septembre est proche, et ce matin j’attends le passeur qui va me faire traverser vers ce chantier naval situé sur la rive nord de la Loire . Toutes mes images d’enfant sont là dans ma tête, et cette mini-traversée marque mon entrée dans le monde du travail. Ma vie de jeune se termine par ce passage symbolique, avec beaucoup d’émotion.

En face, les chantiers Dubigeon Chantenay commencent à s’animer. C’est l’embauche. Voilà le bateau qui arrive, pratiquement à vide, les traversées du matin mènent à leur travail les ouvriers du sud Loire. Ils vont travailler « de l’autre côté de l’eau », comme il se dit ici. C’est en effet là que bien des industries nantaises sont implantées : raffineries de Chantenay, conserveries Amieux, Compagnie nantaise de réparation navale avec son grand dock flottant, et bien sûr ce vieux chantier Dubigeon qui m’attend.
Mon emploi, ce sera du montage à bord avec les électriciens, sur des bateaux en armement après leur lancement.
C’est un beau rêve, je vais travailler dans « La Navale » ! Hélas, la réalité va être moins idéale en quelques temps.
Pour l’heure, nous embarquons rapidement. Plusieurs passages seront nécessaires pour faire traverser tout ce monde en attente sur le quai. Un petit peuple de travailleurs qui se lèvent tôt anime ces quais de Trentemoult. Certains, déjà en bleus de travail, portant musette en bandoulière, vont ainsi gagner quelques minutes sur leur passage au vestiaire. D’autres sont là sous le lampadaire, déchiffrant tant bien que mal le journal du matin. D’autres encore préfèreront un court séjour dans les café des quais, le temps de saluer quelques habitués et de descendre un « petit noir » ou parfois même un « petit blanc ».
Il est six heures trente, l’embauche c’est sept heures, le jour se lève sur la rue de la cale Crucy où nous débarquons. Les passagers se dispersent rapidement dans les rues de Chantenay. Ce vieux quartier de banlieue ouvrière de la ville est un endroit un peu mésestimé des nantais : trop de « prolos » la semaine, et vide le week-end. C’est le « Bas Chantenay », disent les citadins. Pourtant, quelle vie se dégage de ce quartier que je vois ce matin avec des yeux neufs
Mes bleus de travail sous le bras, je suis le courant humain qui gagne l’entrée principale du chantier .Anonyme parmi ces gens qui se connaissent et se congratulent, je suis impressionné un peu inquiet, mais au pied du mur. C’est aussi avec quelque fierté que je franchis la porte d’entrée. J’entre dans ce monde du travail, celui de mes parents, qui sera désormais le mien.


  

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