dimanche 6 décembre 2009

Dur Travail à Bord



Notre périple se termine au quai d’armement. Y règne une animation intense : deux petits navires militaires sont là, bord à bord, en finition.
« Ce sont des patrouilleurs, me dit Roger. Il y a beaucoup de travail pour nous, ils sont pleins d’électronique et à l’intérieur une véritable toile d’araignée de câbles électriques est à installer. C’est très exigu, tu vas voir. »
En effet, ces bateaux sont courts : une cinquantaine de mètres, et étroits. Construits pour aller vite, ils sont équipés de moteurs diesels puissants. Les ponts sont encombrés de matériel hétéroclite : manches d’évacuation des ventilateurs, boyaux d’air comprimé, câbles électriques, caisses à outils… Encombrés aussi par des hommes occupés à meuler, à peindre, à souder.
« On descend, me dit mon compagnon, ça se passe à l’intérieur. »
Nous empruntons un panneau de pont par lequel descendent une échelle, ainsi que tous ces fils, câbles, tuyaux qui encombraient le pont. Nos pieds cherchent les barreaux parmi tout ce matériel. En bas, c’est un petit enfer: local étroit, bas, empoussiéré, bruyant et sombre. Bruits de voix, de meules et de marteaux contre cette coque qui résonne à me faire mal aux tympans.
« Voilà, suis-moi, je cherche les gars, ils sont quelque part dans le coin. »
Effectivement, il tape sur l’épaule d’un ouvrier accroupi devant une armoire électrique. S’éclairant avec une baladeuse, il est occupé à ses branchements électriques et n’a pu nous voir arriver.
« C’est ton « matelot » lui crie t il à l’oreille, comme on n’est pas en avance sur ce chantier, il t’aidera à finir rapidement ici. Il faut absolument tenir les délais, la Marine[5] fait une inspection générale en fin de mois. »
Il est courant aux Chantiers de travailler ainsi, en double : un professionnel expérimenté avec un débutant ou un manœuvre. C’est mon cas ! Je serai le « matelot » de Raymond, et pour moi, Raymond sera mon « matelot ». Sur ce chantier, pas de hiérarchie dans le tandem, sinon celle de l’expérience.
Roger continuant sa tournée à bord, mon matelot me raccompagne à l’atelier, nous y serons plus au calme pour parler un peu et prendre connaissance du travail que nous aurons à faire ensemble.
« Il faut que tu saches, me dit il, qu’on a un chantier bien déterminé à faire. Par exemple : le câblage de l’armoire que tu viens de voir. Un temps est alloué pour cette tâche. Suivant les heures passées sur celle-ci, un pourcentage de boni est calculé : il peut être nul si on n’est pas assez rapide, si le temps alloué est mal évalué ou si on a eu des difficultés de réalisation. Alors, vois-tu, il faut retrousser tes manches. C’est ainsi, c’est la carotte, on fait avec et je pense qu’on n’a pas fini d’en bouffer de la carotte… »
Notre salaire est ainsi soumis pour le tiers environ aux aléas du boni. Personnellement, je vis toujours chez mes parents et ma sécurité matérielle est assurée. Ce n’est pas le cas de tous ces collègues que je vois autour de moi, qui ont certainement des enfants à nourrir
« Voilà, me dit mon matelot, ton travail va être ici pendant quelques jours. Il y a des ferrures pour la fixation des câbles à faire; il faudra ensuite les poser à bord, ensuite on passera les câbles. » Il en sera ainsi pour quelques journées : un travail fastidieux, heureusement agrémenté par la bonne humeur de mes jeunes collègues de l’atelier. La journée ordinaire est coupée par la pause déjeuner, on aime se retrouver avec quelques collègues dans un petit bistrot-restaurant tout proche. Le repas n’y est pas cher, l’ambiance est sympa, mais reste malgré tout un peu « chantier ». Le service terminé, quelque temps reste encore disponible. C’est l’heure du café. Nous le prenons dans la salle voisine. Immanquablement, nous y retrouvons Marcel. Lui, il a sa gamelle, il la préfère à celle du restau.
Nous sommes aujourd’hui en novembre, la Toussaint 54 est derrière nous depuis peu, Il me fait part, ainsi qu’à quelques jeunes avec qui je tape la belote, de ses inquiétudes.
« Nous venons de quitter l’Indochine, pas glorieusement, en juillet. Et voilà que l’Algérie entre en rébellion. C’est le même scénario qui se répète, et ça nous inquiète au syndicat. »
Plus soucieux de m’adapter à un travail pénible qu’à suivre ces évènements lointains, j’y prête peu d’attention. Et pourtant !….
Les conditions de travail sont difficiles pour moi. Plus habitué au rythme scolaire, je peine à soutenir ces quarante-huit heures par semaine d’un travail très physique.
Ce navire sur lequel nous travaillons est de petite taille, et nous devons pour ainsi dire y faire notre place pour accomplir notre tâche. L’éclairage y est sommaire, et nous avons souvent besoin d’une « baladeuse ». Cet engin rustique est fait comme une cage à oiseaux circulaire toute métallique, l’oiseau au milieu étant l’ampoule électrique. Le grand câble qui l’alimente est raccordé à un boîtier en bois équipé des bornes d’alimentation sommaires. Il est installé sur le pont et ouvert à tous les vents. C’est au plus malin de se débrouiller pour trouver des bornes disponibles, ainsi le plus malin des malins débranchera tout bonnement celles qui lui conviennent le mieux, provoquant à l’étage inférieur les hurlements du collègue, soudain dans l’obscurité. La sécurité de cette installation me semble d’un autre âge !
C’est ainsi qu’au cours de son travail mon matelot, empoignant la baladeuse à pleines mains, est resté « collé » , comme paralysé sur la surface métallique où il était assis. Présence d’esprit d’un voisin, le tirant brutalement par le fil, entraînant la baladeuse et le libérant de sa fâcheuse position. C’est une bonne leçon de sécurité pour nous tous.
« Il va falloir retrousser vos manches ce matin. » nous annonce à l’embauche le chef. « On passe la ceinture magnétique du bateau. »
En fait, c’est un gros câble, de la taille de mon poignet, assez rigide et protégé par une tresse métallique. Celle ci nous rappellera de temps en temps à l’ordre si nous ne mettons pas nos gants de protection. Ce câble d’un seul tenant doit traverser les multiples cloisons que comporte le navire. Chaque traversée se fait au travers d’un presse-étoupe qu’il faudra par la suite rendre étanche. Un homme de chaque côté de la cloison aide au passage correct pendant toute la manœuvre. Communication interne habituelle : à la voix, disons plutôt à la « gueulante » pour plus d’efficacité. Je ne suis là qu’un maillon de cette chaîne qu’on ne peut interrompre sans ordre
« Alors, souque, matelot, et surtout ne mollis pas tant qu’on ne t’en a pas donné l’ordre. »
Arc-bouté les deux pieds sur la cloison, je ne sens plus mes bras et mon dos à force de tirer ce maudit câble…
Dure, la vie à bord !
Début d’après-midi, c’est fini.
« Viens, me dit mon matelot, on va débarquer le touret. »
Le touret, c’est cette énorme bobine où était enroulé ce foutu câble. Désormais vide, il s’agit de le déposer sur le quai pour le retourner au magasin.


D’un coup de sifflet strident, il attire l’attention du grutier perché tout là-haut dans la nacelle de son Titan[6].

Il s’agit de se faire repérer en agitant les bras pour situer le lieu de l’intervention demandée. Va commencer maintenant une opération de précision qui nécessite un langage codé que je découvre aujourd’hui : fait de mouvements des bras, des mains et des doigts. Ce langage gestuel très précis est compris de tous. Raymond va ainsi faire descendre des élingues suspendues aux crochets de la grue, avec une précision remarquable. J’admire cette communication du bas vers le ciel, que nous ne pouvons regarder, trop occupés à saisir les élingues pour qu’elles ne heurtent personnes.
Bientôt, il me faudra, comme le fait mon matelot, maîtriser ces opérations qui sont notre lot quotidien de communication avec cet homme, invisible dans sa cabine tout là-haut.

1 commentaire:

Anonyme a dit…

Il semble que vous soyez un expert dans ce domaine, vos remarques sont tres interessantes, merci.

- Daniel