vendredi 4 décembre 2009

Prise de Conscience


L’hiver approche. Le travail à bord est de plus en plus pénible. Du fait de l’avancement des aménagements, les endroits où nous intervenons sont devenus de vrais capharnaüms. C’est l’urgence partout. Les travaux faits par certains sont parfois endommagés par d’autres. Ainsi, ce matin, un peintre est envoyé dans le local où je suis installé. C’est un petit homme simple (bossu de surcroît) mais plutôt bavard et rieur. Il se promène un peu partout, un vieux seau vide d’où débordent pinceaux, pelle à déchets, brosses, chiffons d’un côté et un pot de peinture de l’autre. Il est connu comme le loup blanc, et en joue à sa façon, recevant avec humour les plaisanteries parfois lourdes dont sa bosse fait l’objet. Pour lui, pas de pression, même si les essais approchent et que le bateau doit être propre. Quant à nous, il faut que le compartiment où nous sommes soit étanche : on y envoie de l’air sous pression. Aucune fuite n’est tolérée vers les compartiments adjacents. Tous les presse-étoupe sont alors vérifiés avec de l’eau savonneuse. Ceux qui ont des bulles sont marqués pour être refaits ultérieurement. Tâche fastidieuse et parfois acrobatique où il faut parfois se transformer en homme-serpent.
Pour l’heure, c’est le casse-croûte. Quelques uns se rassemblent autour de notre petit bossu. Il a laissé son pot de peinture ouvert au pied de la cloison sur laquelle il travaille. Chacun sort son sandwich et les discussions s’engagent, accompagnées des plaisanteries habituelles.
Dans le poste voisin, derrière la cloison toute propre de sa peinture récente, un soudeur est au travail. Il réalise consciencieusement son cordon de soudure sans se préoccuper de ce qui se passe de l’autre côté. La belle couche de peinture, brûlée par cette soudure, laisse choir dans le pot de peinture abandonné quelques écailles en feu… Celui-ci a le temps de s’enflammer complètement avant que nous entendions crier « au feu ! ». Voilà notre petit bossu pris de panique, il bondit sur son pot de peinture au risque de se brûler et sous nos yeux, file à droite, file à gauche, cherchant là une sortie où il pourra se débarrasser de son brasier dans la Loire. Au passage, mon matelot l’arrête dans sa course indécise, lui prend son brûlot, le pose au sol, le recouvre d’un morceau de contre-plaqué qui traînait près de lui. Plus de feu, plus de flamme… Il n’y aura pas le feu à bord, et notre petit bossu ne sera pas le saboteur d’un navire de la Royale. Les bras lui tombent devant la simplicité du geste, et nous rions de bon cœur.
Les jours qui vont suivre seront moins drôles. Le bateau est loin d’être prêt à prendre le large, et la date de livraison se rapproche inexorablement. Un travail de nuit nous est proposé, ce qui me déplaît fortement, et je refuse spontanément cette offre.
C’est pour moi l'occasion de prendre conscience que ce poste ne me convient pas vraiment, et que nous


sommes utilisés sans ménagements… En six mois, je n’ai fait que du travail de manœuvre, très physique, insalubre, voire dangereux. Aucune acquisition professionnelle sérieuse, et l’avenir me semble bouché. Je ne peux rester ainsi après quatre années d’études techniques. Je risque de perdre mes connaissances acquises. Mes parents aux modestes revenus ont eu beaucoup de peine à financer mes études. Cette école privée, « de bonne réputation », où ils avaient décidé de m’envoyer n’accueillait pas d’ordinaire de fils d’ouvrier. Il a fallu, je crois, quelques soutiens familiaux pour financer l’opération.
Je soupçonne que de leur côté, ils sont un peu déçus de ce travail qui ne répond pas à leurs attentes.
« Travaille à l’école, me disait ma mère, pour ne pas rester un ouvrier comme ton père. On gagne mal sa vie. Tu vois, je suis obligée de faire des ménages chez les riches pour qu’on puisse vivre correctement. »
J’ai cependant toujours estimé que le travail en usine était la seule voie possible. J’avais également pensé être dessinateur industriel dans un bureau d’études. J’y avais d’ailleurs été encouragé par mes professeurs et par mon père. N’y avait-il pas aussi ce bulletin du dernier trimestre disant que l’élève avait des dispositions pour ce métier ?
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Refus donc du travail de nuit, mais sans trop de conséquences. D’autres, volontaires, se pressent, attirés par le surcroît de salaire.
Ce matin, c’est jour de lancement, une première pour moi. Roger, dés l’embauche, me demande de rejoindre les collègues déjà sur le site. L’heure H est prévue pour 15 heures. C’est ce navire que j’avais découvert le jour de l’embauche, tout rouillé et envahi d’échafaudages. Aujourd’hui, il est tout beau, peint depuis peu, et des pavillons le décorent. Des ouvriers s’affairent pour les derniers préparatifs avant que les invités n’arrivent. Je rejoins donc mes collègues, qui pour certains sont venus très tôt. Il s’agit d’enlever les étais, ces pièces de bois qui sont arc-boutées sous la coque et sur les bordés. Elles ont maintenu très stable le bateau durant sa construction. Maintenant, elles sont devenues inutiles. Il est à souhaiter que tout a été bien calculé et bien équilibré pour que les opérations qui vont suivre se déroulent sans souci. Accroupi sous la coque, nous devons enlever simultanément les étais bâbord et tribord. Cela se fait à force coups de masses et d’ordres brefs. Je suis « écrasé », impressionné par cette masse au-dessus de moi. Et si elle venait à basculer ?
Fin de journée. Le navire est à quai, bien dans son élément. Il a glissé tranquillement sur sa cale de lancement, emmenant sur l’étrave les morceaux de la bouteille de champagne qui l’a baptisé. Il s’est arrêté où il convenait, sous les acclamations de la foule venue pour l’assister. Les sirènes des bateaux dans le port ont salué le petit nouveau, les remorqueurs l’ont pris en charge. Tout va bien pour lui et pour nous. C’est une belle œuvre collective qu’il reste à achever[7].
Une annonce dans la presse locale attire mon attention : les Chantiers de la Loire recrutent de jeunes dessinateurs.
« Voilà ce qu’il te faut », me dit-on à la maison.
Bien sûr que je vais la faire, cette lettre de candidature





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