mardi 8 décembre 2009

Embauche



Passé le portail, ma surprise est grande, je suis de suite face aux deux cales de construction et de lancement. Vu de l’autre côté de la Loire, le lieu ne ressemble qu’à un amas de bâtiments, de grues, de ferrailles. On y distingue parfois quelques ouvriers tels des fourmis en bleu de travail, accompagnés par les éclats fugitif des soudures à l’arc ou d’une guirlande de feu s’échappant des tôles que l’on découpe au chalumeau. Mais là, que c’est grand, ordonné et vivant ! La rumeur du lieu, sortant du repos nocturne, s’amplifie. Des voix, des machines qui se mettent en marche…et brutalement, ce bruit insoutenable, tout proche d’un marteau pneumatique commençant son travail de chanfreinage ou de cet autre écrasant un rivet.
Je suis là, fasciné par cette immense étrave dressée sur la cale devant moi. C’était donc cette forme métallique rouillée qui te faisait rêver jusqu’alors ? On me parlait de ces lancements de navires aux chantiers, mais j’ai du mal à imaginer une telle masse glissant vers le fleuve.
Pour l’heure, au milieu de cette agitation, je tente de trouver la voie vers l’atelier qui sera le mien. Mon chef doit être averti de mon arrivée, où aller sinon ?
L’atelier est au rez-de-chaussée d’un bâtiment relativement neuf par rapport aux autres, qui eux semblent avoir été mis là au fur et à mesure du développement du site. Quelques ouvriers me précèdent, venant prendre leur poste. A l’entrée, un bureau vitré, il est là ! Le chef, en bleu de travail, coiffé d’un large béret basque, contemple sur un bureau couvert de plans le journal du jour.
« Vous êtes le nouvel embauché ? » me dit-il en guise de bonjour.
J’ai l’impression de le déranger dans sa lecture. C’est un homme d’âge incertain, le teint du visage terne, assombri par son large couvre-chef. J’ai devant moi, il me semble, une personne triste et taciturne. Il me salue sans un sourire et me confie de suite à un subordonné, qui vient d’entrer derrière moi, à charge pour lui de me guider vers le vestiaire, le bureau du personnel et le magasin d’outillage.
Le jour est maintenant levé et une belle journée de fin de vacances se prépare. En entrant dans ce vestiaire immense, je me sens un peu perdu dans les pas de mon guide. Il salue les uns et les autres et moi, « le bleu » je ne sais trop que faire de mes bras et de mon corps. Il va bien falloir cependant que je fasse ma place parmi tous ces travailleurs. L’atmosphère de ce grand vestiaire me surprend : les conversations des hommes, les portes des armoires métalliques qu’on ferme brutalement, l’odeur particulière des bleus de travail crasseux, la fumée des premières cigarettes de la journée. La sirène retentit brutalement et me ramène à la réalité: c’est l’heure de l’embauche. Allez, plus le temps de penser ! Mon guide m’attend, j’enfile mes vêtements de travail, ferme mon placard et direction le magasin. Le gardien est là, il va verrouiller les portes, personne ne doit rester dans les lieux pendant les heures de travail, ni les honnêtes gens, ni les voleurs éventuels.
Passage rapide au magasin d’outillage. La caisse à outils sur l’épaule, je suis bientôt de retour à l’atelier. Cette fois mon accompagnateur m’indique un établi qui sera le mien. Il me présente aux quelques collègues présents qui me dévisagent avec un œil amusé dans ma tenue toute propre et sentant bon le tissus neuf. Je ne ressens cependant ni ironie ni mauvaises intentions de leur part.
« Pour le moment, m’annonce « le sous-chef », on va au marronnier... Suis-moi. »
C’est quoi, le marronnier ? Je n’ai pas vu un tel arbre dans la cour…Je lui emboite le pas, un peu méfiant. Y a-t-il du bizutage dans l’air ? Pas de regards suspects autour de moi ?
« Voilà, me dit-il, c’est ici. Tu vois, cette grande armoire grillagée est fermée à clef par le patron à l’heure de l’embauche. A l’intérieur, tu y trouves accrochés aux clous, des « marrons », d’où ce nom qui avait l’air de te surprendre tout à l’heure. »
A l’intérieur, en effet, de grosses médailles en bronze portant des numéros différents. Les « marrons » restants représentent les personnes absentes, identifiées par leur numéro. Un pointage, principale occupation du patron à béret basque, est effectué à chaque embauche. Tout retardataire est donc obligé de faire ouvrir le marronnier. Il signale ainsi son arrivée tardive et sera de la sorte payé de sa demi-journée restante. Pratique dissuasive s’il en est une, pour le respect des horaires.
« Quand tu es au boulot, garde ton « marron » sur toi, c’est un peu lourd dans les poches. Certains le perdent dans les chiottes quand ils y vont, c’est embêtant, pas vrai ? »
Je dispose maintenant d’un vestiaire, d’une place dans le marronnier, et d’un poste de travail : un établi avec un étau et un grand tiroir me tendent les bras. Ce sera ici mon poste fixe entre les allées et venues à bord.
« Veille sur tes clous[2], ils ont la fâcheuse tendance à prendre la poudre d’escampette…Dans ta caisse, tu as des cadenas pour ton tiroir et ta caisse à outils. Tu vas y trouver aussi un jeu de dix jetons que t’a donné le magasinier. Tu n’as pas idée sans doute de leur utilité : ils te serviront à retirer au magasin d’outillage ce dont tu aurais besoin et qui n’est pas dans ta dotation d’outils. Pas exemple une meuleuse, une perceuse pneumatique, une baladeuse, un forêt de gros diamètre…etc. Compris ? Un clou c’est un jeton. »
« Compris ! »
Je ne vais cependant pas tarder à faire l’expérience de l’envol fréquent de ces outils ...
J’apprécie bien ce Roger, l’adjoint du chef d’atelier. Il a su me mettre à l’aise au cours de cette prise de contact avec le monde du travail.
« Installe-toi maintenant et dans un quart d’heure, je t’emmène à bord. On fera un tour de chantier pour que tu te rendes compte de ce qu’on fait ici. Tu feras aussi connaissance avec tes collègues, qui travaillent à bord et que tu n’as pu voir à l’atelier.
Il est bientôt dix heures quand Roger sort de son bureau, la moustache encore garnie de quelques miettes de pain.
« Le casse-croûte est de tradition, il est toléré, me dit-il. Les matinées sont longues, le travail est parfois dur, une petite pause sur place redonne des forces. Ce qu’on ne veut pas, c’est la bibine et la rasette[3]. »
Commence alors un « tour du propriétaire » avec quelques arrêts « poignées de main ».
Le chantier dispose de quatre cales de lancement par l’arrière. Il est spécialisé dans la construction de navires de taille moyenne : petits cargos, chalutiers, sous-marins et petits navires pour la Royale[4]. Et bien sûr, il a construit nombre de grands voiliers. Le BELEM en est le plus célèbre.
Je découvrirai par la suite, en extrémité amont du chantier, une cale de lancement par le travers. Elle n’est plus utilisée depuis bien longtemps : cette technique de lancement par le côté, parallèlement au lit du fleuve, a été abandonnée depuis longtemps.
« Tiens, me dit Roger, tu as de la chance, il va y avoir un lancement dans peu de temps. Tu vois sur cette cale, le « Polynésie » doit être mis à l’eau dans quelques semaines. Tu pourras profiter du spectacle. Je suppose que ce sera la première fois que tu le verras de si près. C’est aussi le plus grand bateau construit ici. Et puis pas mal non plus, une petite prime pour l’occasion …ça aide à faire bouillir la marmite »

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