NOTE POUR COMPRENDRE CE QUI SUIT : Je rappelle maintenant ce que j’ai relaté par ailleurs en ce qui concerne ma reprise du travail après un long et éprouvant « service militaire »
DIFFICILE RETOUR A LA VIE CIVILE
La rue Jean Voruz est bien calme en ce lundi matin d’automne 1958. C’est heureux que j’emprunte cette courte voie sans issue. Elle est bordée d’un côté par le mur d’enceinte des chantiers de Bretagne et de l’autre par les bureaux de la direction des chantiers de La Loire. Un grand portail ferme le fond de cette rue aux allures d’impasse. Mon chemin ne sera pas bien long, mais suffisant pour que j’y retrouve son ambiance sonore avec plaisir.
Bruits quasi insupportables des marteaux pneumatiques qui chanfreinent les tôles. Tintements des avertisseurs sonores, caractéristiques des déplacements des immenses grues. Mêlées à tout cela, des voix humaines lançant des ordres parmi cette rumeur habituelle qui fait la vie des chantiers. Je suis satisfait d’avoir terminé mon « temps » pour le pays en cette période difficile. On va certainement, pour cette raison, me réembaucher avec plaisir, sinon avec empressement, c’est élémentaire !
« C’est pour quoi ? » me demande l’employée du service du personnel.
J’ai l’impression de la déranger. Lui expliquant ma demande de réembauche après ce temps de service militaire, elle me répond, sans plus de ménagement :
« Il fallait faire votre demande il y a un mois, on ne peut vous reprendre comme cela ! D’ailleurs, on n’embauche plus maintenant. »
Quelle était ma situation il y a un mois, elle s’en fout ! Savait-elle que nous ne connaissions pas encore les résultats du référendum , que nous ignorions la date de notre libération, et surtout comment réagiraient militaires, pieds noirs et FLN aux résultats du scrutin ? Nous étions alors, mes copains et moi, sous le choc de la perte de trois d’entre nous, morts dans leur véhicule suite à l’explosion d’une mine.
Sans voix, je remplirai malgré tout ma demande de réembauche.
*****
3 novembre 1958. C’est le jour de mes vingt-trois ans, j’entre à nouveau dans le monde du travail. L’accueil est bon enfant, mes « vieux chefs »sont toujours là.
L…., le plus âgé, qui par bien des attitudes me fait penser au célèbre M. HULOT de Jacques Tati, est un célibataire endurci, vivant avec sa sœur. Il promène avec lui une timidité qui ne sied pas vraiment à son poste. Il ne manque à sa grande blouse grise que les manchettes du bureaucrate d’autrefois. Nous passerons ensemble les temps à venir en bonne entente. Un chef intermédiaire étant toujours là pour guider le travail au jour le jour, ses visites seront assez espacées. Le second, sous-chef en réalité, aimerait bien la place du premier… C’est son portrait inverse, rond, bedonnant, plutôt décontracté côté travail. Nous l’apercevons de temps en temps, de l’autre côté de la baie vitrée, amorçant un petit somme, habitude que nous guettons avec amusement.
« Vous allez faire équipe avec François C. , nous réalisons une commande pour les chantiers de Saint-Nazaire . » m’annonce Léon. Il me précise également qu’il y a beaucoup de travail pour nous en ce moment, mais que l’avenir est incertain. Il y a des projets de fusion avec les chantiers de Bretagne , voisins, et les embauches sont très surveillées.« Vous avez eu de la chance ! »
C’est le début de cette longue période d’insécurité sociale qui mènera à la fermeture effective des chantiers nantais en 1987. Je réalise alors la rupture avec la situation précédant : Les mon départ problèmes d’emploi ne se posaient pas encore à cette époque.
Je suis satisfait de travailler avec François, c’est lui qui m’avait accueilli lors de mon embauche il y a quatre ans.
Dans ce grand bureau de dessin, la place qui m’est attribuée est à une distance raisonnable des fenêtres. C’est un signe positif pour qui connaît les traditions. Au centre de la salle, on travaille toujours à la lumière artificielle, c’est la place des nouveaux ou des jeunes. Je ressens cela comme un peu de considération, dans ce monde que je ne retrouve plus vraiment tel que je l’avais quitté.
Près de moi, René. Je le connais bien c’est notre délégué du personnel. Un militant syndical qui affiche des convictions de catholique de gauche. Il défend, au travers de la CFTC, la « doctrine sociale de l’Eglise ».
C’est agréable de pouvoir de temps à autre échanger nos points de vue tout en fumant une petite cigarette. Il est amusant d’observer son rituel de confection d’une « roulée». Ses gestes se succèdent inévitablement dans un ordre logique : le grand tiroir que l’on tire pour en extraire le paquet de « gris » et le carnet de feuilles. L’opération suivante est capitale, il s’agit de placer juste la dose de tabac dans la feuille maintenue entre deux doigts, puis rouler, rouler…jusqu’à obtention de la consistance voulue sans trop de perte aux extrémités. Enfin, coller d’un coup de langue gourmand sous la grosse moustache… Puis contempler l’œuvre et en extraire aux extrémités les éventuels surplus de tabac. C’est la suite qui m’amuse toujours un peu. Accoudé sur sa planche à dessin face à lui, j’attends le moment où il va être obligé de lutter avec son briquet à essence qui souvent refuse de produire sa flamme : trop de carburant a inondé la pierre, la mèche est mal positionnée… Voilà, l’allumage du briquet se fait, et la clope bien fixée aux lèvres se tend vers la flamme, la moustache, elle, se préserve.
Que cette première bouffée est bonne ! On en tire une deuxième, et c’est alors que se produit immanquablement la catastrophe : des braises incandescentes s’échappent de la cigarette et s’étalent sur la belle feuille de calque, chargée parfois du labeur de plusieurs jours. Dans le meilleur des cas, quelques petites cloques orneront le papier, parfois quelques trous bordés de noir et plus ou moins grands signeront le travail du dessinateur. A chaque fois, un geste brusque de balayage du revers de la main chassera les braises et sera accompagné d’un juron.
C’est ainsi qu’au cours d’une de nos pauses cigarettes des premiers jours, il me dit :
« Nous n’avons pas parlé de l’Algérie jusqu’à maintenant, mais il faut que tu connaisses mon opinion par rapport à ces évènements. »
Il m’explique alors qu’il est pour des négociations de paix avec le FLN, qu’il lit Témoignage Chrétien chaque semaine, lequel a révélé que l’armée française torture, déplace les populations et les maintient dans un état de terreur permanente, comme ne manque pas de le faire les fellaghas de leur côté. Pour lui, ce n’est pas acceptable. Il ajoute qu’en tant que militant syndical, il ne peut être que pour la paix et la liberté des peuples et des individus.
« Nous menons là-bas une guerre impérialiste.»
« Tu sais, rajoute René, le « Général » est au pouvoir, il a peut-être sauvé la France autrefois, mais c’est avant tout un militaire mis en place par les pieds noirs, les militaires et des politiques impuissants. C’est probablement dangereux pour la démocratie et syndicalement on veille au grain. »
Il a raison en effet, et là-bas du bled, avec le peu d’informations que nous avions, nous constations bien la place de plus en plus grande que prenaient les généraux dans la direction de l’Algérie, tant au plan militaire que civil. René est le premier interlocuteur qui remet en cause mes idées modelées par mon éducation chrétienne. Cette remise en cause me gène .
Cependant : N’est-il pas vrai qu’on peut regarder différemment ces Algériens qui luttent pour leur indépendance ? N’ont-ils pas le droit comme nous de vivre libres dans leur pays ?
Le FLN qui est présenté comme une organisation terroriste, ne pourrait il pas devenir un interlocuteur privilégié dans une négociation de paix ?
Les procédés utilisés lors des interrogatoires, les violences envers les populations, sont elles compatibles avec les valeurs de la religion catholique qu’on m’a inculquées ?
Voilà des éléments de réflexion pour l’avenir qui vont me préoccuper pour longtemps.
ANNÉE 1959
Les rassemblements au « blockhaus » se multiplient. Nos syndicats ne manquent pas de nous informer sur les travaux de la commission mise en place par le premier ministre Michel Debré. Cette commission (Merveilleux du Vignaux) travaille sur les perspectives futures de la construction navales en France: elles sont très pessimistes.
La capacité de production des chantiers français est supérieure aux prévisions de commandes pour les prochaines années.
Les aides de l’Etat à la construction navale vont être réduites, d’ailleurs le développement du Marché Commun doit faire baisser toutes les aides de l’Etat à l’économie du pays. Ces prévisions pessimistes vont pousser les chantiers français à se regrouper.
De plus en plus concerné par ces perspectives plutôt sombres, je me sens très libre de participer à ces rassemblements.D’autant plus libre que je n’ai pas apprécié l’accueil qui m’a été réservé lors de mon retour d’Algérie.
Avec René que j’aime bien accompagner dans ces regroupements, je fais plus ample connaissance avec nos leaders syndicaux. Ce sont en général de bons orateurs parfois de véritables tribuns. C’est ainsi que j’écoute avec attention notre délégué CFTC qui s’époumone du perron du blaukauss. René qui à allumé pour la nième fois son mégot dit : « C’est J.Péneau ,tu ne le connais sans doute pas ? » Bien sur que je le connais, ses jeunes frères ont été longtemps mes camarades de jeux sur les bords de Loire..durant les « grandes vacances ».J’ignorais qu’il était un des responsables de notre syndicat, ayant probablement embauché durant mon absence.
Après lui c’est au tour de G. Prampart de prendre la parole. Lui je le connais mieux pour l’avoir déjà entendu auparavant. J’apprécie ce militant CGT très convainquant et déjà ancien aux chantiers .René pronostique pour ce « camarade »du parti communiste une belle carrière syndicale.
Tous, nous avons bien compris, après quelques meetings plutôt bruyants, que ce regroupement envisagé avec nos voisins des chantiers de Bretagne, n’augurait rien de bon pour les emplois. Nous, les jeunes embauchés n’avons pas de cadeaux à attendre et mieux vaut prendre les devant en cherchant ailleurs.
La région nantaise est encore bien pourvue en industries diverses : Brissonneau et Lotz autre grande entreprise locale recrute des dessinateurs pour son usine de Nantes Doulon. Je suis très intéressé et pose ma candidature rapidement retenue.
L’année 59 se termine c’est la fin de mes « sentiers navals » aux bords du fleuve..Quelques années encore et ce sera la fin de la navale à Nantes , la fermeture des chantiers et la fin d’une époque ou il était encore possible de trouver (relativement) du travail sur place.
La lutte ouvrière sera impuissante à stopper les processus de regroupements, de restructurations et la fermeture des chantiers nantais qui sera effective début juillet 1987
Quelques repères pour la compréhension de la fin de la « NAVALE » à NANTES.
1961 : fusion des deux chantiers nantais « BRETAGNE » et « LOIRE »
deviennent « ATELIERS ET CHANTIERS DE NANTES ».
1963 : regroupement avec Anciens Chantiers Dubigeon
pour devenir « DUBIGEON NORMANDIE »
1983 : « DUBIGEON NORMANDIE » est repris par « ALSTHOM ».
1986 : Disparition du chantier « DUBIGEON NORMANDIE »,
absorbé par « ALSTHOM »
.
1er juillet 1987 : fermeture effective des chantiers nantais.
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